Tundla junction (1/6), une jeune japonaise

Tundla junction – 15 mars 1996

Le cyclo-pousse avait voulu que nous repassions par l’échoppe de son « boss ». Il m’avait raconté une histoire un peu compliquée, comme souvent ici, mais je soupçonnais qu’il venait toucher sa commission (la veille, j’avais acheté là des bijoux en argent, deux bracelets de cheville et une bague). J’étais irrité mais j’ai fait contre mauvaise fortune bon coeur. Je suis resté assis dans le ricksha avec mon sac Adidas entre les pieds. Il était six heures et quart et mon train partait de Tundla vers minuit.

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Nemo à Mathura

(Nemo m’accompagnait, il m’a accompagné pendant tout ce trajet. Il m’a accompagné secrètement, caché de moi. Ce n’est qu’aujourd’hui, une fois rentré à Nice, à Nice que le gris du ciel, la petite pluie fine, rend plus européenne encore, ce n’est qu’aujourd’hui que je l’entrevois, que je le remarque, comme une ombre, un double, un décalage de moi-même. Un fantôme, une présence plus qu’une forme.

Il attendait la fin de l’après-midi, lorsque la chaleur fléchissait, pour aller se promener sur les quais.) Lire la suite

terrasse à Udaipur

Sur la terrasse d’un hôtel et le palais brillait dans le lointain et semblait dans la nuit une gigantesque pièce de joaillerie. Soni au milieu de ses garçons, ils mélangeaient du gin et du Thumb’s up. Ils se passaient la cigarette blonde à bout filtre que l’un d’eux avait allumée. J’étais là, moi, au milieu, je mangeais lorsqu’ils ne faisaient que picorer et je buvais de la bière. Et je les regardais, hébété et ignorant, voyageur, fatigué aussi et détaché.

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Mala 1

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Plage_Mala_à_Cap_d'ail.jpg

Un été chaud, au ciel pâle, le frère et la sœur descendent sur la plage Mala. Nous descendons un après-midi de juillet qu’il fait très chaud et que l’air est salé avec l’odeur de la mer. On dit de la maison sur le cap, de la maison blanche sur pelouse verte qu’un tourniquet arrose /

Comme nous descendions l’escalier de ciment qui conduit de la route à la plage à travers une végétation épaisse, entre la voie ferrée et la plage, le tronçon de voie entre deux tunnels, sans gare, sinon la maisonnette contre la voie, aux contrevents clos, écaillée et poussiéreuse /

Comme nous descendions l’escalier de ciment à travers la végétation épaisse, presque tropicale, et il y a à gauche du stérile tronçon de voie ferrée, en rectangles juxtaposés, non séparés par des murs ni haies, des jardins de légumes sur un replat contre la voie au bord de la végétation dense qui descend raide à la plage, quelques carrés de jardins avec une ou deux cabanes qui tremblent, j’imagine, au passage des trains mais il y a parmi ces arbres tors et buissons luxuriants toute une population, dans ce sein de verdure, entre la falaise grise et rousse et le promontoire, socle au palace et villas milliardaires, sous la voie des express du Paris-Vintimille, à peine aperçue dans un clignement

un clin d’œil, le bref espace entre deux tunnels, par le voyageur insomniaque ou ennuyé qui est venu une fois de plus s’appuyer contre la fenêtre du couloir pour fumer une cigarette et qui a

et qui a, avec l’insatisfaction et le malaise que causent une allusion à demi comprise ou une inscription à demi déchiffrée et dont, à cause de ça, le sens reste caché ou encore ce qu’on a « sur le bout de la langue », une citation qu’on ne retrouve pas, dont on pense qu’elle conviendrait mais dont la teneur échappe, un fantasme, une délectation qu’on amorçait mais qu’une brève distraction nous a fait perdre et dont il ne reste qu’une impression, une ambiance /

sans doute a remarqué les deux cabanes et la terre sèche des jardins, parfois sous la mer noire dans la lumière de la lune, sur quoi alors viennent filer comme le faisceau d’un projecteur les fenêtres jaunes des voitures et surtout projeter en trapèze renversé dont la base se perd et où se marque son ombre, fantasmagorie sur les accidents du paysage, sous la mer noire et les étoiles

la mer noire et les étoiles et les arbres et buissons, ténèbres mates qui recouvrent la plage, espace, portion de paysage que balaie la lumière jaune et cadrée de la fenêtre du train où en croix les ombres du voyageur et de la barre où il s’appuie se dessinent, à la manière d’un signe, instables pourtant, qu’il a à faire avec ce paysage où sa silhouette se porte, moins comme une image ou un reflet que comme une marque, semblable à celles qu’on imprime sur la croupe du bétail mais au lieu qu’elle s’inscrive dans le cuir et le poil, indélébile sur le corps de l’animal, plus ironiquement elle tremble et fuit, signifiant ainsi au voyageur que le temps lui manque et que si, dans cet appel menaçant mais fugace, allusif, futile, pourrait-il se dire s’il en avait le temps, c’est une dette qu’il sent, il ne pourra l’acquitter, un désir l’assouvir, une occasion, il la manquera – la lumière jaune, index comme un indiscret fera remarquer sur la plage la beauté du corps d’une femme.

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Ravenne (mémoire)

À Ravenne le temps est couvert et j’ai mal à la tête. Il fait lourd. Je crois je transpire un peu, mauvaise sueur, aigre. Envie d’un café. Nous cherchons un café.

Je me souviens d’une rue assez large, presque déserte. Le ciel est gris et bas. Il fait pourtant clair. Les rues sont vides. Nous n’avons pas encore bu de café. La brique encore mais bien différente de ce qu’elle est à Sienne, plus sombre, plus rouge. Je me souviens d’une rue assez large, presque déserte. Plus loin des maisons avec des jardins, comme si nous étions dans les faubourgs. Mais je ne suis pas sûr: une rue assez large, presque déserte et de très larges trottoirs. Des façades décolorées et plates sauf un balcon au-dessus de la porte. Un palais de briques en retrait et un ou deux mètres sous le niveau de la chaussée, plat comme un décor de théâtre.

Je regarde le plan de la ville dans le guide Michelin pour tâcher de me rappeler le déroulement exact des deux heures passées à Ravenne. Mais impossible. D’ailleurs le plan de la ville est très confus, les rues souvent courbes, rarement orthogonales. Il me faudrait voir le plan du Guide Bleu, je crois que c’est sur lui que nous nous sommes guidés. Je relis aussi mes notes, il n’y a à peu près rien sur Ravenne. J’essaie cependant de rappeler mes souvenirs: Nous ne nous sommes pas arrêtés à Sant’Apollinare in Classe à l’aller. Ou plutôt, nous nous sommes arrêtés, nous sommes allés jusqu’à la grille de la Basilique mais elle était fermée.

Nous avons garé la voiture sur une petite place du quartier nord, non loin de San Vitale. Nous avons visité San Vitale, arrivés par une rue pavée et sans trottoirs. Clarté. Ensemble monumental bas, rouge, sur une pelouse verte. Touristes américains ou canadiens, pas d’Italien. Puis le mausolée de Galla Placidia, rempli d’un échafaudage. Nouvelle frustration. Puis le baptistère des Ariens.

Après ça se brouille.

Monte Olivetto (mémoire)

Ce matin on aura, malgré un ciel très nuageux, du soleil.

On est parti de Sienne par la route de Rome. On l’a quittée à Buonconvento pour visiter l’abbaye du Monte Olivetto. Une route pas très large sur des collines de terre sableuse, grise et ravinée, qui suit à peu près les crêtes émoussées, mais à droite une pente forte et profonde. Et il se fait que la route vire à main droite et descend un peu par une sorte de baisse. Et devant elle remonte dans un bois de cyprès où se voient des pans de murs de l’abbaye. Et tout autour de ce bois les olivettes.

Au milieu du bois il y a une grosse tour de briques à mâchicoulis et devant cette tour un parc carré où laisser les voitures. Le parc est vide. On gare. La tour est ouverte et la route passe dessous. De chaque côté au-dessus de l’arcade une terre cuite vernissée de l’école de della Robbia: la Vierge vers l’extérieur, Saint Benoît vers l’intérieur.

Et suivi une allée, étroite, pavée de briques et envahie d’herbes, plus droite que la route. Les cyprès sont mouillés et leur odeur est forte. Cent ou deux cents mètres.

Et lorsqu’on approche, devant apparaissent les hauts murs, tout de briques belges, de l’abbaye. Et ici c’est l’abside de l’église, et sur le haut du mur il y a deux ouvriers occupés à quelque travail de restauration ou que sais-je, dans le soleil et qui plaisantent à voix haute. Un premier moine dans le vestibule, ce sont des bénédictins en robe blanche, indique le chemin du cloître que nous voulons voir. Il nous accompagne puis nous laisse.

Le cloître est large, construit sans artifice d’élégance, avec des piliers carrés et de briques plus rouges, et ainsi les arcs, et surtout il est fermé sur le préau par des vitres. Et à travers ces vitres on regarde les plantes en pots dans le préau et au-dessus une galerie haute sur l’un seul des côtés, des pots de géraniums sur le parapet.

Et l’on suit sur les murs du cloître l’enchaînement des scènes de la vie de Saint Benoît. Celles peintes par le Sodome d’abord, puis celles peintes par Signorelli, celles là plus abimées.

Plusieurs fois, ça se passe ainsi: on vient chercher le saint dans son désert pour qu’il dirige ou fonde la communauté monastique. Le saint refuse d’abord et avertit que ses mœurs ne s’accorderont pas avec celles des moines. Puis il cède. Mais bien vite les moines se lassent de sa rigueur régulière et tentent de se débarrasser de lui ou de détruire son autorité. Et le saint ne tente pas de garder cette autorité. À chaque fois il repart, seul ou avec ses disciples les plus proches, au désert. Le miracle toujours scande l’anecdote, témoignage de la mission du saint ou de la bienveillance divine à l’égard des retirés. Et sur les murs sont figurées les tentations du monde ; surtout les sept femmes, peintes ici en voiles par le Sodome, que Florent, prêtre envieux du saint, fit folâtrer et chanter toutes nues dans le jardin du monastère afin d’exciter les moines à la luxure. Aussi, moins provocantes et plus simplement belles, les deux jeunes filles, peintes par Signorelli, qui servent de viandes et de vin les moines désobéissants. Celles-là sont telles qu’on les désirerait pour épouses.

Et les hommes du monde, ce sont les guerriers de Totila, très déhanchés, parfois grimaçants, en vêtements bariolés. En face d’eux les moines sont en groupe serein, que leur robe blanche rend monumental, dont les visages semblent d’enfants, très largement tonsurés et, hors les plus vieux comme le saint qui portent barbe blanche et longue, imberbes. Le secret est peut-être dans ceci que raconte Voragine: un moine, qui ne voulait pas rester dans le monastère, insista tant auprès de l’homme de Dieu que celui-ci, tout contrarié qu’il fût, lui permit de s’en aller. Mais à peine hors du cloître il rencontra sur son chemin un dragon, la gueule ouverte. Dans l’intention de s’en garer, il se mit à crier: « Accourez, accourez, il y a un dragon, il me veut dévorer ». Les frères accoururent, mais ne trouvèrent point de dragon; alors ils ramenèrent au monastère le moine tout tremblant et ébranlé. Il promit à  l’instant que jamais il ne sortirait du monastère.

En ces temps le monde était plein de dragons et de diables, de petits enfants noirs, que certains voyaient d’autres ne voyaient pas.

Et tandis que nous tournons dans le cloître, un moine sort par une porte sur la galerie, petit et d’aspect maladif, qui nous parle et qui disparaît par une autre porte. On entre dans l’église. La presque totalité de la surface de la nef est occupée par les stalles – en fait de cela je ne me souviens pas bien, je l’ai lu dans un livre, qui est un peu ancien, donc pas entièrement digne de confiance; mais l’image que je forme de cette information correspond assez bien à mon souvenir du transept. Un novice nettoie le pavement: il verse de l’alcool à brûler et jette dessus de la sciure, puis il balaie. On marche un peu et le novice vient, parle et demande qu’on vienne avec lui dans la crypte. En bas il y a des tombeaux je crois, d’ail1eurs on en est séparé par une grille. Et le novice n’en dit rien ou presque. Il demande d’où nous venons. Je dis que nous sommes niçois. Lui est piémontais. Il dit une phrase vite dans son dialecte. Il parle de son noviciat, dit combien de temps il faut attendre pour être moine. Il soupire. Il a la figure d’un jeune paysan. Un moine descend jusqu’à mi l’escalier et le rappelle à sa besogne.

Je me suis assis dans la voiture et j’ai regardé la carte, la porte ouverte. E. est allée à une fontaine pour laver les tomates. Je vais pisser contre un cyprès. J’ai devant les yeux une rigole de briques jaunes. Sur la petite route pendant que je conduis, E. me détaille une fougasse.

Fucecchio

De Fucecchio il m’est difficile de donner une idée d’ensemble. Je n’avais et je n’ai pas de carte où situer nos parcours, je sais seulement que nous en avons fait plusieurs fois le tour. L’image la plus caractéristique que je garde est celle de deux tours de briques rouges à demi ruinées issant d’un massif de végétation. Tiziano nous a expliqué que ces tours sont sur le terrain d’une ancienne ferme, propriété privée, et que pour cette raison il est impossible d’y accéder.

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