forme de la ville

Des substructures byzantines, de briques et de pierres partout. Lors de ce séjour, j’ai plutôt cherché les mosquées anciennes. Mais « anciennes » pour les mosquées, ça signifie fin du 15e. A côté les églises, certaines, la plupart, transformées en mosquées peuvent être plus anciennes d’un millénaire. Elles cohabitent, voisinent tranquillement et dialoguent. Et l’on ne s’avise pas tout de suite de cet écart temporel. Mais que l’on considère l’inépuisable quantité de substructures byzantines qui persistent sur les sept collines, et l’on prend conscience de ce qui fait l’un des charmes majeurs de cette ville.

Lorsque Fathi a pris la ville, il l’a livrée à ses troupes pour trois jours de pillage, pillage qui ne se limitait pas aux choses, à l’or des églises et des palais, mais pillage des hommes également. La population, déjà fortement diminuée, a été réduite en esclavage et déportée. Et puis, cette ville défaite, le Conquérant s’est tout de suite soucié de la refaire, de la repeupler d’abord en y accueillant toutes sortes de populations, parmi elles les juifs chassés d’Espagne. Ainsi, recouvrant la ville millénaire, s’est constituée une nouvelle ville impériale. Cette ville neuve n’était d’abord faite que d’hommes, la ville antique, elle, n’avait pas cessé de vivre mais non plus d’hommes. La ville nouvelle s’est construite par-dessus la ville ancienne un peu à la manière de ces maisons de bois qui se montent sur un soubassement de pierre.

les psaumes

Une place couverte d’herbes devant notre très vieille église badigeonnée de chaux blanche. Notre religion était brouillonne et délabrée. Un vague mélange de morale et de superstitions.

Mais j’ai des souvenirs d’enfance, de palmiers sur fond d’or, des fumées laiteuses de l’encens, des cadences latines. Mon jeune frère s’ennuyait et s’agitait sur le banc de bois. Je ne m’ennuyais pas, mon regard se promenait sous les voutes de l’église, je sautais des tribunes aux lustres. Telles étaient mes messes: la rêverie des yeux et des narines, la molle gymnastique du rite, des stations et des génuflexions, des répons dans une langue ni comprise ni incomprise, où le sens était en écho derrière la brume de la prosodie, une langue accueillante, un oreiller où l’évidence du sens aurait mis de la dureté.

D’une mer à l’autre est notre pays plissé, de vallées longtemps étanches l’une à l’autre et le fond des vallées est plus haut, plus haut, plus haut encore. Nos vallées larges, longues, vertes et profondes. Les bergers et les brigands, là-haut.

Les dieux qui habitent là-haut, dans la lumière dorée, au-dessus des lacs stériles, au-dessus des sources, au-dessus des lacs où vivent des poissons de pierre laissés par le déluge, les dieux qui habitent là-haut, sur des trônes de nuage, qui habitent l’Olympe ancien, ce sont les dieux du lycée, sans religion. Ils coulent comme des sources huileuses dans la langue des poètes, des saltimbanques, des peintres.

embêtés

Je ne pensais pas que les pluies pouvaient être aussi violentes par ici. En un quart d’heure le pays, aussi loin que portait le regard, s’était changé en boue. Le jeune homme jovial qui me servait de chauffeur depuis le chef-lieu parlait en conduisant, je ne voyais plus de route mais lui devait savoir où elle était parce qu’il roulait aussi vite que le pouvait la grosse limousine qui nous avait été assignée. Je ne l’écoutais pas et d’ailleurs le bruit de la pluie et de l’eau sous les roues couvrait ses paroles. Lire la suite

Les quais, sauf aux premières heures du jour…

Les quais, sauf aux premières heures du jour, restaient dans l’ombre. Et tout au long de la journée la rive d’en face était baignée de soleil.

L’autre côté est plat, sans constructions ou quelques huttes de cannes. Toutes sortes d’oiseaux limicoles fréquentent les herbes, les joncs et les nénuphars flottants qui bordent la rivière.

Aux premières heures du jour seulement, la lumière très oblique du soleil éclaire cette partie de la ville qui regarde le fleuve, les façades des hauts palais qui dominent le fleuve. Un homme me dit: « Je t’ai vu à Bahawalpur, il y a plusieurs années, et tu étais parmi les musulmans! »

Une voix répond: « Non, je ne sais pas de quoi tu parles. Je n’ai jamais été à Bahawalpur et je suis ici pour rencontrer celui qui, sur le talus de la rivière, joue de la flûte, pour charmer les vachères. »

Mais l’homme: « Je t’ai vu à Bahawalpur parmi les porteurs de barbe, parmi les hommes aux longues robes et tu remuais les mains. Les hommes autour de toi hochaient la tête et souriaient de plaisir. »

Pourtant à Bahawalpur je quittais rarement la chambre et, lorsqu’il m’arrivais de sortir du petit appartement pour marcher un peu sous le soleil, je ne parlais à personne.

La pluie va tomber, les feuilles des quelques bosquets qui restent au bord du fleuve vont briller comme couvertes de salive mais le vacher à la peau bleue restera invisible.

manteaux

D’aussi loin que je me souvienne, nous nous sommes vêtus de couvertures. Certains d’entre nous ont rapporté d’auprès de peuples plus raffinés l’habitude de vêtir leurs corps de tissus légers, végétaux, mais ces tuniques s’abîment vite et elles ne suffisent pas à protéger le corps du froid. Nous, nous couvrons nos corps des toisons de nos bêtes, que nos femmes tissent avec art pour en faire les couvertures les plus chaudes, les plus souples et les plus légères.

Nous en avons modifié les formes, les avons découpées en demi-lune, manteaux, pour les rendre plus faciles à draper sur nos corps et en rendre les plis plus serrés et plus stables, pour qu’elles se ferment sur nos bustes comme des nœuds, comme des bras noués, mais elles restent les mêmes couvertures sous lesquelles reposer nu la nuit. Nous n’allons pas nus, nous ne nous couvrons pas non plus de la peau des animaux tués.

Je me souviens du jeune prince Thésée lorsqu’il est entré dans notre ville, son manteau jeté sur ses épaules, nu, un chapeau incliné sur le front. Je me souviens des vieillards, tandis que notre tribu fuyait dans les montagnes de Médie, qui couvraient leurs cheveux blancs sous le pli de couvertures rouges et noires. De la neige tombait et chacun sentait avec peur ou résignation le froid s’insinuer contre la laine rugueuse.

Je me souviens aussi de Socrate, dans son manteau noir de laine grossière, un jour de décembre, qu’il tombait une petite pluie glacée, marchant pieds nus dans le quartier du théâtre. Son manteau était étroitement enroulé, s’arrêtait au milieu du mollet et ne laissait dégagé que sa main droite qu’il tenait plaquée ouverte sur son ventre tandis qu’il se hâtait à grandes enjambées. Ou assis perdu dans ses pensées au pied d’une église. Insoucieux des enfants qui jouaient là et qui entre eux se moquaient parce que, son genou relevé, ils voyaient ses parties.

Mais je me souviens surtout de mes voyages. Des nuits passées près du feu, où je m’endormais doucement contre les braises, gardé par mon bâton et mon manteau.

Soleil de la Loi

Des feux brûlent un peu partout dans le village. Les hommes passent curieusement hagards et noirs. Où est Soleil-de-la-Loi? Je ne les ai jamais vus comme ça et j’ai peur. L’un vient, s’arrête devant moi et me regarde de très près, son nez me touche presque, il dit: Je te reconnais, tu étais avec l’Imposteur. Mes dents claquent. Son visage est luisant de sueur, noir et luisant de sueur. Ses yeux suent la haine: Tu es l’étranger qui est venu avec l’imposteur. Mon maître coupé en deux par le milieu du corps, à coup de haches. Pas d’odeur, son ventre ouvert, purifié par le sang. Je tire le turban. Je dis: ton turban est mal noué, et je tire sur une boucle. Et tout le paquet lui tombe sur les yeux: je prends mes jambes à mon cou. Seigneur, mon maître coupé en deux, ses tripes qui s’étalaient sur le sable, ointes de sang et il ouvrait les mains, ouvrait la bouche et tournait les yeux. Beaucoup de gens pleuraient. L’autre s’est mis à crier mais personne ne l’entend.

Une fumée épaisse monte des bûchers, et une odeur sucrée. Je m’appuie à un mur pour souffler. Si je ne trouve pas Soleil-de-la-Loi très vite je suis mort.

ville

Les rues sont droites et perpendiculaires les unes aux autres, cependant elles ne sont pas larges. Au milieu de la ville est le palais du prince. Ce n’est plus un prince qui l’habite, c’est ce que m’explique ironiquement mon guide, c’est la famille du prince, ses descendants dégénérés. Il récite une épopée: sa chevelure de feu dépassent les chevelures de ses compagnons et son regard glace le cœur de ses ennemis. Le sang divin s’est mélangé, appauvri et il a disparu. Pourtant j’ai vu le jour de mon arrivée le prince sur la place du marché, le prince d’aujourd’hui. Certes il est gras et laid mais la foule touchait sa litière comme elle aurait touché une relique. La rue donne sur un côté du palais, obscure, fermée par les moellons rustiqués du mur.

Des uniformes rouges, égarés, passent tout au bout, dans l’ombre. Et j’entends l’écho de vocables familiers résonner dans le vide. Qui me connaîtrait ne me reconnaîtrait pas sous les haillons qui me couvrent.

L’ombre de la rue est fraîche. Mon compagnon et moi-même sommes vêtus de semblables haillons puants et sa voix résonne. Nous nous approchons du palais. Mon guide parle une langue qui m’est inconnue, je veux dire qui m’est inconnue à moi aujourd’hui, et pourtant je comprends sans mal tout ce qu’il me dit. Son discours est plein d’ironie et de haine, plein de mépris. Il dit: c’est une ville pourrie ici, rien de bon ne peut sortir d’une telle ville, ce sont des chiens, les habitants d’une telle ville, des chiens pouilleux et des chiens parfumés, affamés ou gras, hargneux ou lâches. Il parle sans arrêt et je dois être habitué à l’entendre parce que je ne dis rien, je ne hoche même pas la tête ni ne grogne pour signifier que j’écoute, j’écoute pourtant, j’écoute sans rien dire et je marche à côté de lui. Je sens mauvais mais lui plus encore que moi. Voilà où s’arrête mon souvenir.

Sichuan

Nous avons passé plusieurs mois dans le froid, l’obscurité, l’engourdissement et l’inquiétude. Au milieu du continent, loin de tout, à travers des montagnes sèches et des terres grises. Des avions bondés, brinquebalants, trains puants, des femmes cachées dans des châles rouges ou noirs, des hommes avec le couteau à la ceinture. Avec toujours le souci de notre bagage. Nous avons dormi dans des salles communes, des dortoirs, nous avons dormi dans des salles d’attente agglutinés avec les autres près du poêle de fonte, sous la lumière jaune des lampes à pétrole dans des auberges de bois clair.

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L’Armée (9/10), 2ème récit (5/5), la joueuse de cithare

Le roi est dans la pièce d’en haut. L’ennemi a pénétré dans la ville, il est sous les murs du parc. Le roi n’espère plus de secours de son cousin. Il a fait décapiter ses femmes pour qu’elles ne tombent pas vives aux mains des ennemis. La joueuse de cithare est avec lui et il lui a demandé de chanter. Au-dessus de la ville s’élèvent des colonnes de fumée noire. Le roi pleure sans sanglot. Il était présent lorsque sont tombées les têtes de ses épouses. Certaines étaient résignées, d’autres criaient et se débattaient. La reine s’est empoisonnée avant. Le roi s’allonge sur le lit, les rideaux ouverts. Il songe à son destin, si proche de la fin. Il regarde la joueuse de cithare: en chantant elle garde les yeux sur l’instrument, les sourcils levés lorsqu’elle ouvre un peu plus grand la bouche. Quand il se réveille elle est endormie sur la cithare. Il la pousse du pied: « Va à la fenêtre et dis-moi ce que tu vois. » C’est l’aube. Le parc reste silencieux, on voit des hommes courir entre les arbres, vers le palais. Elle a peur. Le roi la considère, debout dans l’ouverture du mur. N’est-elle pas plus belle que n’était la plus belle de ses épouses? Comment a-t-il pu la voir si longtemps sans la remarquer? Il songe à la faire décapiter aussi mais il pense que ça n’a pas d’importance.

L’Armée (8/10), 2ème récit (4/5), le lendemain

Soleil, lune, ciel. De l’autre côté du fleuve on a bien vite réuni les devins. C’est que dans le camp on murmure. On prend les augures et voici ce que déclare le doyen des devins: « C’est l’esprit du fleuve qui est irrité. » Parmi les nombreuses femmes qui accompagnent le roi, il y a une danseuse âgée de treize ans, la plus gracieuse et la plus experte de toutes. Lire la suite