Lima

Tu vins d’abord dans la capitale, la ville sur les plateaux. On m’a raconté que tu l’as surpris avec une indienne dans son lit, et qu’il a été embarrassé et mécontent, très mécontent de cette surprise que tu lui faisais, de venir sans t’être annoncée, pour quoi? pour lui dire que tu étais enceinte, que tu portais son enfant? Ou bien cet enfant l’avez-vous fait alors? L’indienne, qui était en fait une étudiante mais tu ne l’as pas su tout de suite, qui travaillait sur le même chantier, l’indienne s’est éclipsée et finalement il t’a ouvert son lit, son lit encore chaud, me suis-je dit, où il y avait encore l’odeur douce de l’étudiante. Il est vite retourné sur le chantier dans la montagne (où il retrouverait sans doute son étudiante) en te laissant l’appartement pour quelques jours avant qu’à ton tour tu montes vers le chantier, où tu n’es pas restée très longtemps: assez vite tu as compris, malgré tout, que tu n’avais pas grand chose à faire là. Tu as essayé d’aider un peu, toi aussi tu étais une archéologue apprentie, tu as aidé à brosser les fragments d’os, des trucs comme ça, les gens n’étaient pas méchants, ils étaient plutôt gentils, l’étudiante indienne aussi, particulièrement, elle est restée avec toi sur le chantier, t’expliquait des choses, mais lui visiblement était mécontent, importuné de ta présence, c’est à peine s’il t’adressait la parole. Tu as fini, après deux ou trois jours, par ne plus venir sur le chantier, tu restais dans le petit bourg près du lac, encore deux ou trois jours, tu lisais, tu te promenais un peu, tu parlais un peu avec les gens mais tu t’ennuyais et tu as décidé de retourner dans la capitale. Le dernier soir il s’est montré plus gentil, il a dit que l’appartement était à ta disposition. Et voilà tu as passé plusieurs semaines dans la capitale. Il avait un petit réseau qui t’a accueilli volontiers, l’attaché culturel, des collègues péruviens, tu as rencontré le grand écrivain et il y a eu entre vous comme l’ébauche d’une idylle. Il faut dire que tu étais très jolie, n’est-ce pas, et jeune, jeune et jolie, avec la frange qui balayait tes yeux et tes petits seins hauts et ronds. Et puis cette chose étrange en toi qui faisait ricaner les cyniques sans t’ébranler. Il descendait régulièrement du chantier et passait plusieurs jours avec toi. Et un peu vers la fin de ton séjour il a pris une semaine de vacances, il a emprunté la voiture de l’ambassade et vous avez visité le pays.

Moros y cristianos

Nous étions en train de manger en silence, on nous avait servi une écuelle de riz et de haricots rouge mélangés d’un peu de viande. Un ragoût pimenté. Et il y avait ces hommes basanés, assis un peu plus loin près du bar. Des indiens ou des mestizos, c’est l’un d’eux, à la peau plus claire, qui a haussé la voix, feignant d’abord de ne s’adresser qu’à ses compagnons. Comme elle a la peau blanche cette pelirroja (en réalité elle n’était pas rousse, elle était blonde mais ses cheveux avaient les reflets roux de ce qu’on appelle le blond vénitien, comme la Flora du Titien).

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Mémoire, Istanbul (sous la Süleymaniye)

Des villes, je les porte en moi comme des dessins, des maquettes, réductions ou algorithmes, prêtes à s’ouvrir sous mon regard aveugle, mon aveugle regard vers le dedans, vers ce grenier de ma mémoire où il avance comme dans le faisceau étroit d’une lampe torche parce qu’il n’y a jamais été installé d’électricité. Villes qui sont là, dans le grenier obscur de ma mémoire, en attente de lumière, lumière du souvenir et de l’effort.

C’est presque rien d’abord, une rue qui monte du quartier du port vers le sommet de la colline où trône[1] la mosquée de Soliman. Et de là la rue descend (oui je la descend à présent) longe d’abord les murs de pierres grises bien coupées qui enferment telles ou telles dépendances de la mosquée et puis des magasins, des magasins et des entrepôts, parce que la rue passe en dessous du Grand Marché, et sur la pente se suivent et se croisent les touristes en couleurs vives et cuisses nues et les chariots traînés par les manœuvres (vêtus de gris, à la peau sombre). Et comme elle descend, la rue se fait plus sombre parce que les immeubles autour se font plus hauts, des bureaux gris, et des motos montent et descendent, et des rues transversales, la mosquée souveraine n’est plus qu’un souvenir, qu’une idée qui domine encore le quartier mais comme concurrencée par ce qu’on anticipe de la mer, une odeur, les cris des goélands, une fraîcheur, une humidité salée encore vague, et une couleur bleue qui vient colorer doucement l’ombre, le bruit du trafic, l’odeur des échappements.

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Iquitos (le docteur Finch)

Le docteur Finch n’était pas quelqu’un de vraiment sympathique, quand on y réfléchissait. Ça n’apparaissait pas tout de suite, sinon par un air un peu de biais. Il ne se livrait pas tout de suite. On lui trouvait juste, d’abord, un air un peu de biais, un demi sourire, la bouche oblique, et puis le cou toujours un peu rentré dans les épaules. Il venait chez la Française avec sa mallette. Il disait: J’ai tout ce qu’il faut là-dedans, tapotait sa mallette. Il venait tous les jours prendre des nouvelles et une fois par semaine faisait l’inspection complète des filles. Torve, il faudrait que je vérifie le sens exact du mot, mais c’est celui qui me vient à l’esprit: il avait un air torve. Il m’a d’abord considéré comme ça, d’un air torve, même pas son demi-sourire oblique, m’a considéré d’en-dessous, méfiant comme un chien battu, je dirais. Lire la suite

Deux rêves: l’amnésique et le charlatan

L’amnésique

Elles sont plusieurs jeunes filles en fleurs, sur la courbe du pont au-dessus de la gare. Il regarde l’une en s’approchant, qui a la face ronde et parfaitement belle mais comme il s’approche encore, c’est le visage de sa voisine de droite qui attire ses regards, celle-là qui est la dernière du groupe de ce côté et qui s’appuie à la rambarde du pont. Elle qui a habituellement les cheveux frisés les a ici lissés et elle a un peu de rouge aux joues. Lire la suite

Une île

Une île. Il habitait une île, l’intérieur, dans les montagnes. Il venait d’ailleurs comme beaucoup en bas, dans les villes près du rivage, mais peu ici dans les montagnes. Les habitants des montagnes sont pour la plupart nés dans l’île, nés dans les montagnes de l’île.

En bas, près du rivage, lorsque on dit « dans la montagne », c’est pour dire dans les hauteurs de la ville ou au-dessus, les villages auxquels on accède en remontant les vallées qui débouchent près de la ville. Pour les autres villages de montagne, on dit « dans les montagnes », même si, vu de loin, il semble que l’île elle-même soit une grosse montagne posée sur la mer.

Les habitants de la montagne n’aiment pas la mer. Ils descendent rarement jusqu’au rivage. Ils descendent en ville lorsqu’ils en ont besoin, pour faire des achats, du commerce ou des démarches administratives. Et lorsqu’ils descendent en ville, ils évitent le front de mer. La mer leur fait peur ou les rend mélancoliques. Lire la suite

préface (et mode d’emploi)

Ce site est le lieu du recueil de ce que son auteur a pu produire d’un peu « pris », ce qu’il appela naguère « caillot », en près de 40 ans d’exercice de l’écriture gratuite, plus ou moins assidu. Là-dessous, il y a un iceberg… ou plus exactement un réservoir de morceaux pas finis, en attente d’un coup de lime ou d’un rapiéçage, comme sous l’établi du bricoleur, qui ne jette rien parce que « ça peut toujours servir », on trouve des cartons ou des caisses pleines de toutes sortes de machins, de toutes tailles et de toutes formes, en attente d’une élection.

Les élus, au fur et à mesure, sont mis ici. Le support est sur la plate-forme de WordPress, donc techniquement un blogue. Dont le fonctionnement cependant a été passablement « arrangé ». Si l’organisation de base reste bien l’ordre chronologique inverse, les dates ne sont pas celles de la mise en ligne des morceaux mais celles de leurs élaborations initiales.

Les « tags » qui viennent s’arranger en nuages dans la marge sont moins des « sujets » que des modes d’association transversaux à l’ordre chronologique. Aussi ils sont appelés « mondes » et s’arrangent selon des cartographies virtuelles.

Les « catégories » représentent un autre mode d’organisation, fondé sur les « genres » des morceaux. L’auteur cependant ne peut s’empêcher de penser que ces genres visent tous le même objet, que ce soit par l’imagination, la mémoire, le rêve, l’effusion lyrique ou l’élaboration spéculative, un même objet qu’il ne sait désigner autrement que comme « monde », le lieu d’un désir et d’une énigme, ce pourquoi elles, les catégories, sont appelées ici « angles » (d’attaque).

Enfin les « pages » sont utilisées pour tenter des regroupements, des ensembles cohérents et fermés (l’anglais dit  »self-contained ») de la fermeture perméable, provisoire mais cependant réelle qui est celle des livres. D’où leur nom. Chacun de ces regroupements devrait à terme être offert au téléchargement comme livre numérique et ainsi pouvoir échapper au site.