les psaumes

Une place couverte d’herbes devant notre très vieille église badigeonnée de chaux blanche. Notre religion était brouillonne et délabrée. Un vague mélange de morale et de superstitions.

Mais j’ai des souvenirs d’enfance, de palmiers sur fond d’or, des fumées laiteuses de l’encens, des cadences latines. Mon jeune frère s’ennuyait et s’agitait sur le banc de bois. Je ne m’ennuyais pas, mon regard se promenait sous les voutes de l’église, je sautais des tribunes aux lustres. Telles étaient mes messes: la rêverie des yeux et des narines, la molle gymnastique du rite, des stations et des génuflexions, des répons dans une langue ni comprise ni incomprise, où le sens était en écho derrière la brume de la prosodie, une langue accueillante, un oreiller où l’évidence du sens aurait mis de la dureté.

D’une mer à l’autre est notre pays plissé, de vallées longtemps étanches l’une à l’autre et le fond des vallées est plus haut, plus haut, plus haut encore. Nos vallées larges, longues, vertes et profondes. Les bergers et les brigands, là-haut.

Les dieux qui habitent là-haut, dans la lumière dorée, au-dessus des lacs stériles, au-dessus des sources, au-dessus des lacs où vivent des poissons de pierre laissés par le déluge, les dieux qui habitent là-haut, sur des trônes de nuage, qui habitent l’Olympe ancien, ce sont les dieux du lycée, sans religion. Ils coulent comme des sources huileuses dans la langue des poètes, des saltimbanques, des peintres.

mosquées d’Istanbul

Les mosquées sont comme des piscines, des piscines mentales.

Tu pries comme tu nagerais, au milieu de la mosquée, sous la grande coupole. La prière est un enchaînement de mouvements, comme une nage, un enchaînement coordonné de mouvements et une discipline du souffle, une gymnastique. J’irais au milieu de la mosquée, sous la grande coupole, comme je plongerais dans le bassin et je ferais des séquences comme je ferais des longueurs, en comptant. Et je retourne sur les côtés, je m’assois par terre contre un pilier ou dans l’ouverture d’une fenêtre, comme au bord d’une piscine je m’allongerais sous le soleil. Là dans l’ombre, en retrait, je suis comme sous un soleil d’ombre, un soleil de fraîcheur et de paix.

dans une messe…

Dans une messe, en deçà des prédications morales et de l’engagement des stratégies vaticanes, en deçà de la liturgie sacrificielle, il y a quelque chose comme une archéologie active. Par son rite dominical, le christianisme replonge ses fidèles dans le bain de ses origines, dans l’ambiance de sa relation inaugurale et passionnée à l’écriture juive, dépôt de l’histoire d’un peuple et de son rapport au divin. Et en cela, malgré la reconduite d’un rite sacrificiel, la cérémonie de la messe ne peut se confondre avec une cérémonie païenne: le rappel des morceaux de l’écriture juive (les Psaumes essentiellement) mais surtout le rappel obstiné des palabres, des polémiques, des circonstances, des élaborations spéculatives de ce moment de l’histoire juive où est né le christianisme, vient encadrer le sacrifice et le relativiser. Comme si ce moment restait la source vive, la raison d’être jamais dépassée du christianisme.

C’est ce qui me saisissait tandis que j’assistais à la messe, aux Abbesses, avec C.. Il y a là quelque chose d’incongru et de fragile, de baroque. Ce rapport maintenu avec un lieu lointain et un moment éloigné de l’histoire, ce retour obstiné sur ce moment et sur ce lieu[1] ne suffisent pas à justifier ce rite mais suffisent à le rendre précieux.

[1] Ce que je retiens de plus vivant des séances de catéchisme sous l’église Saint-Pierre d’Arène, ce sont des images de désert, de palmiers et de chameaux, des images comme on en trouve sur les paquets de dattes, à l’approche de Noël, et chaque dimanche la messe où je servais comme enfant de chœur ramenait l’odeur de l’encens, les parfums de l’Arabie.

La Magnificence

Pour nous c’était cela, la magnificence: les carrosses ornés de volutes dorées, d’angelots et de dauphins, les plumes aux chapeaux des seigneurs et des cavaliers, les lourds chevaux couleur de feu, les carrosses ornés qui descendaient de la cathédrale jusqu’à la marine, les marbres aussi, rouges, jaunes et bleus, qui s’enroulaient autour des colonnes, qui blasonnaient les autels, c’était cela la magnificence, les louanges à Dieu et aux saints, les pompes musicales, pour nous c’était cela et la beauté des dames, la chair offerte et la chair interdite des femmes, l’honneur des hommes et l’honneur des femmes, le sang, la pompe.

Puis les hommes du nord sont arrivés. Nous les avons acclamés parce qu’ils nous ramenaient un roi mais ils ont regardé nos processions, ce qui nous coûtait tant de sueur et tant de sang, ils les ont regardé avec mépris comme un attirail de saltimbanques, fer blanc et carton pâte, les accessoires de notre misère.

Eux dans leurs costumes sombres, avec leurs mines de comptables.

Il me restait à moi l’idée d’une palme, d’une feuille vernie contre la pierre jaune,  l’humidité d’un jardin et le bruit d’une fontaine.

impur

Je suis gros. Chaque matin je vais acheter un paquet de cigarettes et une boite d’allumettes. Mon premier paquet de cigarettes. Je vais acheter mon premier paquet de cigarettes à l’épicerie au coin de la petite rue qui monte de ma pension au centre de la ville. Je suis gros, blanc et plutôt sale. Impur, depuis le moment où je m’éveille jusqu’au moment où je me couche je porte sur moi la sensation de mon impureté, et encore mes rêves sont-ils tissés d’impureté. Je vis avec ça, j’ai appris à vivre avec ça. Je veux dire que je le supporte assez bien. C’est ainsi que je suis, je ne peux pas ne pas m’embarbouiller d’impureté, à chacun de mes actes.

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Soleil de la Loi

Des feux brûlent un peu partout dans le village. Les hommes passent curieusement hagards et noirs. Où est Soleil-de-la-Loi? Je ne les ai jamais vus comme ça et j’ai peur. L’un vient, s’arrête devant moi et me regarde de très près, son nez me touche presque, il dit: Je te reconnais, tu étais avec l’Imposteur. Mes dents claquent. Son visage est luisant de sueur, noir et luisant de sueur. Ses yeux suent la haine: Tu es l’étranger qui est venu avec l’imposteur. Mon maître coupé en deux par le milieu du corps, à coup de haches. Pas d’odeur, son ventre ouvert, purifié par le sang. Je tire le turban. Je dis: ton turban est mal noué, et je tire sur une boucle. Et tout le paquet lui tombe sur les yeux: je prends mes jambes à mon cou. Seigneur, mon maître coupé en deux, ses tripes qui s’étalaient sur le sable, ointes de sang et il ouvrait les mains, ouvrait la bouche et tournait les yeux. Beaucoup de gens pleuraient. L’autre s’est mis à crier mais personne ne l’entend.

Une fumée épaisse monte des bûchers, et une odeur sucrée. Je m’appuie à un mur pour souffler. Si je ne trouve pas Soleil-de-la-Loi très vite je suis mort.

un copiste

Qui d’autre que l’Éternel peut juger ? La vie de chacun est à ses propres yeux chose étrange, dont le sens lui échappe, comment pourrait-il se faire juge de la vie d’autrui ? Je ne me connais pas mais Lui me connaît et ce n’est pas ma connaissance que je dois chercher pour me guider mais Sa connaissance. « Accorde-moi, Seigneur, de suivre tes volontés », voilà le fin mot de toute prière. Quelle présomption que de demander telle ou telle bien au Seigneur, croiras-tu savoir ce qui te convient mieux que Lui ?

Tel qui croit posséder sa vie, qui, croit-il, s’est toujours tenu sur la voie du bien, un jour Il lui envoie un présent incongru qui lui fait comprendre que Lui seul sait, et voilà l’homme de bien, l’homme des certitudes, envoyé sur les routes pleines de danger de pays inconnus. Lire la suite

religion

Ceux qui venaient d’ailleurs pouvaient n’avoir pas de religion, souvent n’avaient pas de religion. On avait fini par l’accepter et on ne se posait plus de question à ce sujet. Aussi que lui n’eût pas de religion, ça ne semblait pas faire problème. Il n’avait pas de religion, ça ne lui avait jamais non plus posé de problème: dans son milieu d’origine on n’avait pas de religion et on n’en était pas plus mauvais pour autant. Et il n’avait jamais réfléchi au sujet de la religion, jusqu’à ce qu’il vienne dans cette petite ville.

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