Mémoire, Istanbul (sous la Süleymaniye)

Des villes, je les porte en moi comme des dessins, des maquettes, réductions ou algorithmes, prêtes à s’ouvrir sous mon regard aveugle, mon aveugle regard vers le dedans, vers ce grenier de ma mémoire où il avance comme dans le faisceau étroit d’une lampe torche parce qu’il n’y a jamais été installé d’électricité. Villes qui sont là, dans le grenier obscur de ma mémoire, en attente de lumière, lumière du souvenir et de l’effort.

C’est presque rien d’abord, une rue qui monte du quartier du port vers le sommet de la colline où trône[1] la mosquée de Soliman. Et de là la rue descend (oui je la descend à présent) longe d’abord les murs de pierres grises bien coupées qui enferment telles ou telles dépendances de la mosquée et puis des magasins, des magasins et des entrepôts, parce que la rue passe en dessous du Grand Marché, et sur la pente se suivent et se croisent les touristes en couleurs vives et cuisses nues et les chariots traînés par les manœuvres (vêtus de gris, à la peau sombre). Et comme elle descend, la rue se fait plus sombre parce que les immeubles autour se font plus hauts, des bureaux gris, et des motos montent et descendent, et des rues transversales, la mosquée souveraine n’est plus qu’un souvenir, qu’une idée qui domine encore le quartier mais comme concurrencée par ce qu’on anticipe de la mer, une odeur, les cris des goélands, une fraîcheur, une humidité salée encore vague, et une couleur bleue qui vient colorer doucement l’ombre, le bruit du trafic, l’odeur des échappements.

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εις την πόλιν

L’attente était longue parce qu’alors, caravanes, charrettes, mules ou simples piétons, plus ou moins chargés de ballots, femmes en voitures fermées, chiens et volailles, étaient trop nombreux pour le débit à la porte, ralenti qu’il était par les contrôles. Des lascars à grandes moustaches, portant cuirasses brillantes, couleurs vives et hallebardes, d’un modèle inconnu pour la plupart, qui a chacun demandaient ce qu’il venait faire, qui il connaissait et posaient question sur question, sans qu’on pût deviner quelle question serait décisive, celle qui, pas moins futile que celles qui l’avaient précédée, ayant reçu une réponse, serait suivie d’un geste du bras qui soudain s’ouvrirait comme s’ouvre une barrière ou qui au contraire intimerait l’ordre de quitter la file, entrée refusée.

Entre l’Université et l’hippodrome, sur la voie impériale pavée de marbre, les janissaires en robes jaunes et rouges et hautes coiffes blanches, sur le parcours de l’empereur parsemaient des pétales de roses et vaporisaient des parfums, et devant l’empereur et derrière l’empereur, agitaient de lourds encensoirs d’où montaient d’épais nuages de parfum. De sorte que le peuple qui surgissait des petites rues serrées qui de la voie royale descendaient vers la mer de marbre reconnaissait par les narines le voisinage de l’empereur.

Mais je descendais ces ruelles pour aller dans une taverne boire de l’alcool anisé qu’un peu d’eau glacée transforme en une liqueur épaisse, blanche et forte, qui me console, que j’accompagne de poisson frit, de fromage frais, de légumes cuits en purée, de piment frais et de melon ou de raisin et de reprendre un verre jusqu’à cette ivresse légère qui me fait rentrer tendrement joyeux à la nuit tombée.

forme de la ville

Des substructures byzantines, de briques et de pierres partout. Lors de ce séjour, j’ai plutôt cherché les mosquées anciennes. Mais « anciennes » pour les mosquées, ça signifie fin du 15e. A côté les églises, certaines, la plupart, transformées en mosquées peuvent être plus anciennes d’un millénaire. Elles cohabitent, voisinent tranquillement et dialoguent. Et l’on ne s’avise pas tout de suite de cet écart temporel. Mais que l’on considère l’inépuisable quantité de substructures byzantines qui persistent sur les sept collines, et l’on prend conscience de ce qui fait l’un des charmes majeurs de cette ville.

Lorsque Fathi a pris la ville, il l’a livrée à ses troupes pour trois jours de pillage, pillage qui ne se limitait pas aux choses, à l’or des églises et des palais, mais pillage des hommes également. La population, déjà fortement diminuée, a été réduite en esclavage et déportée. Et puis, cette ville défaite, le Conquérant s’est tout de suite soucié de la refaire, de la repeupler d’abord en y accueillant toutes sortes de populations, parmi elles les juifs chassés d’Espagne. Ainsi, recouvrant la ville millénaire, s’est constituée une nouvelle ville impériale. Cette ville neuve n’était d’abord faite que d’hommes, la ville antique, elle, n’avait pas cessé de vivre mais non plus d’hommes. La ville nouvelle s’est construite par-dessus la ville ancienne un peu à la manière de ces maisons de bois qui se montent sur un soubassement de pierre.

14 juillet, bibliothèque Köprülü Mehmet Paşa

14 juillet, notre fête nationale.

Tout à l’heure, il était midi et quelque chose, comme je repassais devant (et j’ai un peu tourné autour, comme un chien qui renifle), j’ai voulu entrer dans la petite bibliothèque de Köprülü Mehmet Paşa, je voyais à travers la grille du jardin et la porte ouverte ce qui semblait dans la pénombre des armoires à livres et des tiroirs de fichiers. Lorsque j’ai eu fait le tour, l’employé fermait la porte. J’ai demandé « closed? », il m’a répondu quelque chose que je n’ai pas compris, j’ai redemandé et il m’a re-répondu: « Closed, lunch [ce que je n’avais pas compris]. » Je lui ai demandé à quelle heure la bibliothèque rouvrait, il m’a dit deux heures et puis, comme je repartais, il m’a demandé, en turc puis en anglais, d’où je venais, je lui ai répondu « France ». « France » a-t-il répété, et j’ai entendu quelque chose comme du mépris.

Après je me suis demandé si ce mépris était réel ou si je le supposais. La situation n’est pas nouvelle. En tous cas le ton n’était pas chaleureux ni amical. Oui, ce devait être quelque chose comme du mépris.

Je n’ai pas ressenti ce que j’avais ressenti en arrivant à Istanbul l’année dernière, la dernière fois, en juin, ou les fois précédentes, cette petite exultation, cette joie de revenir ici, inattendue malgré les précédents (j’étais de mauvais poil, pas en forme, brouillé, parti trop vite… et puis lorsque le taxi pris à l’aéroport est monté le long de la mosquée bleue…). Cette fois-ci, je n’ai pas ressenti cette joie inattendue. Normal d’une certaine façon: si cela avait été automatique, ce n’aurait pu être une surprise. Mais il y a autre chose. Quelque chose de cassé.

Avant de partir, ces jours-ci, depuis que je savais que je reviendrais à Istanbul, je me disais que les Français ne devraient pas y être très populaires. Mais c’était quelque chose d’extérieur, d’objectif, presque une crainte: d’altercations, de tracasseries à l’entrée, des choses comme ça. Quant à mon sentiment, depuis le référendum, je savais bien que ce n’était plus l’idylle, on l’avait entendu, on l’avait dit que si l’on votait « non », c’était parce que cette Europe abstraite, « libérale » allait nous obliger de nous associer aux Turcs et que nous n’en voulions pas. Ce qu’il s’est passé depuis, cette année, c’est que nous avons élu un président qui a dit haut et fort que nous ne voulions pas des Turcs dans notre club. Qu’ils n’étaient pas, qu’ils ne seraient jamais européens, bref que NOUS n’en voulions pas. C’est-à-dire que nous avons incarné notre nation dans un homme qui a déclaré et qui déclare ça, que des Turcs, nous ne voulons pas.

Ce sont les effets de ça que je n’ai pas calculés. Ce que ça fait en moi d’abord (je ne sais pas si j’aurai l’occasion de vérifier ce que ça fait aux Turcs). Je marche dans les rues populeuses qui descendent de Beyazid à Eminönü et les gens autour de moi que je croise, que je double, qui me doublent, qui me touchent, que je touche, du bras, de l’épaule ou de la jambe, tous ces gens-là, NOUS leur avons dit, par la bouche de notre président bien élu, et mieux aimé encore depuis, que NOUS n’en voulions pas (malgré la parole donnée, par le général De Gaulle le premier…).

Est-ce parce que, petit luxembourgo-lorrain transplanté au milieu de méditerranéens, j’y suis particulièrement sensible, que j’ai l’impression que c’est une des pires choses qu’on puisse faire à quelqu’un que de lui faire comprendre qu’on n’en veut pas, qu’il ne fait pas, qu’il ne fera jamais partie de la bande? Je ne crois pas, je crois ça relativement universel. Cette impression d’enfance.

Donc je me sens au milieu de gens que, par la voix du président qui incarne ma nation, j’ai insulté, j’ai méprisé. Et le plus étrange, le plus inconfortable, le plus humiliant, c’est que du coup, ces gens, je les aime moins. Jusqu’à l’année dernière, alors que déjà je cessais d’espérer un destin commun, une commune appartenance, la simple incertaine possibilité suffisait à me faire me sentir un peu chez moi ici. Aujourd’hui, parce que les choses ont été dites haut et clair, « sans tabou » (et où il est, là, Finkielkraut pour nous rappeler les leçons de la politesse?), j’ai l’impression que ce sont les stambouliotes qui me disent: « On ne veut pas de toi ici. »

Bon, en m’éloignant de la bibliothèque, je me suis promis de répondre, la prochaine fois qu’on me demande d’où je viens: « Du Luxembourg! ».

mosquées d’Istanbul

Les mosquées sont comme des piscines, des piscines mentales.

Tu pries comme tu nagerais, au milieu de la mosquée, sous la grande coupole. La prière est un enchaînement de mouvements, comme une nage, un enchaînement coordonné de mouvements et une discipline du souffle, une gymnastique. J’irais au milieu de la mosquée, sous la grande coupole, comme je plongerais dans le bassin et je ferais des séquences comme je ferais des longueurs, en comptant. Et je retourne sur les côtés, je m’assois par terre contre un pilier ou dans l’ouverture d’une fenêtre, comme au bord d’une piscine je m’allongerais sous le soleil. Là dans l’ombre, en retrait, je suis comme sous un soleil d’ombre, un soleil de fraîcheur et de paix.

dans l’avion, au-dessus du Caucase

Le sultan Mehmet II, Mehmet Fathi qui prit Constantinople, se faisait lire , rapporte Benedetto Dei[1], les historiens grecs et romains, et l’histoire des Papes et du royaume de France. Particulièrement curieux de l’Italie, dont il fit venir Gentile Bellini pour qu’il fasse son portrait, il s’enquerrait de ses côtes et des endroits où avaient débarqué Anchise, Enée et Ascagne, les fugitifs de Troie, d’Ilion dont il était lui, l’Osmanli, quelques vingt siècles plus tard, le maître. Cette lignée du centre le plus profond de l’Eurasie qui de ce balcon anatolien regarde vers l’Italie et le passé de cette mer devant elle, cela fait une curieuse figure géographique.

[1]  Cours de Gilles Veinstein, ce matin, six heures et quart, à la radio, dans la voiture qui m’amène à l’aéroport.

Ravenne

L’homme du soir à Ravenne. La nuit tombe. Il sait que jamais homme ne fut aussi savant que lui mais il perd la mémoire, sa langue trébuche, ses mains perdent leur agilité. Il n’a rien à inventer. Il résiste à la nuit qui tombe sur lui. La ville se vide.
Anecdote: il est pauvre, il est obligé de vendre ses livres. Il ne sert plus à rien. Il confond le Nil et le Danube.
Les jardins, les terrains vagues tout autour de la ville. L’herbe pousse sur la chaussée des rues. Des immeubles en ruines.
Les rues vides.
La pluie. Soleil. Il marche dans la campagne ravennate. Plaine. Le cœur toujours étreint par l’angoisse.
Il va chez le patrice. Il parle. On l’écoute à chaque fois stupéfait. Mais lui, sans que personne le remarque, s’embrouille, mélange les dates et les lieux.

J’ai peut-être trop attendu. Pourtant rien n’est changé. Les faubourgs sont pleins d’hommes. Comme lui je suis perdu, amer et j’ai l’envie de rendre.

« Les prairies à l’intérieur de la ville et les jardins commencent à fleurir et, sous peu, l’ombre des feuilles couvrira les petits sentiers, si bien que ceux qui les parcourent croiront que les avenues n’ont pas été ouvertes dans une ville mais en pleine montagne. »[1]

[1] description de Constantinople au printemps par Démétrios Kydones (vers 1320 – vers 1398)