Mémoire, Istanbul (sous la Süleymaniye)

Des villes, je les porte en moi comme des dessins, des maquettes, réductions ou algorithmes, prêtes à s’ouvrir sous mon regard aveugle, mon aveugle regard vers le dedans, vers ce grenier de ma mémoire où il avance comme dans le faisceau étroit d’une lampe torche parce qu’il n’y a jamais été installé d’électricité. Villes qui sont là, dans le grenier obscur de ma mémoire, en attente de lumière, lumière du souvenir et de l’effort.

C’est presque rien d’abord, une rue qui monte du quartier du port vers le sommet de la colline où trône[1] la mosquée de Soliman. Et de là la rue descend (oui je la descend à présent) longe d’abord les murs de pierres grises bien coupées qui enferment telles ou telles dépendances de la mosquée et puis des magasins, des magasins et des entrepôts, parce que la rue passe en dessous du Grand Marché, et sur la pente se suivent et se croisent les touristes en couleurs vives et cuisses nues et les chariots traînés par les manœuvres (vêtus de gris, à la peau sombre). Et comme elle descend, la rue se fait plus sombre parce que les immeubles autour se font plus hauts, des bureaux gris, et des motos montent et descendent, et des rues transversales, la mosquée souveraine n’est plus qu’un souvenir, qu’une idée qui domine encore le quartier mais comme concurrencée par ce qu’on anticipe de la mer, une odeur, les cris des goélands, une fraîcheur, une humidité salée encore vague, et une couleur bleue qui vient colorer doucement l’ombre, le bruit du trafic, l’odeur des échappements.

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embêtés

Je ne pensais pas que les pluies pouvaient être aussi violentes par ici. En un quart d’heure le pays, aussi loin que portait le regard, s’était changé en boue. Le jeune homme jovial qui me servait de chauffeur depuis le chef-lieu parlait en conduisant, je ne voyais plus de route mais lui devait savoir où elle était parce qu’il roulait aussi vite que le pouvait la grosse limousine qui nous avait été assignée. Je ne l’écoutais pas et d’ailleurs le bruit de la pluie et de l’eau sous les roues couvrait ses paroles. Lire la suite

Nemo à Mathura

(Nemo m’accompagnait, il m’a accompagné pendant tout ce trajet. Il m’a accompagné secrètement, caché de moi. Ce n’est qu’aujourd’hui, une fois rentré à Nice, à Nice que le gris du ciel, la petite pluie fine, rend plus européenne encore, ce n’est qu’aujourd’hui que je l’entrevois, que je le remarque, comme une ombre, un double, un décalage de moi-même. Un fantôme, une présence plus qu’une forme.

Il attendait la fin de l’après-midi, lorsque la chaleur fléchissait, pour aller se promener sur les quais.) Lire la suite

terrasse à Udaipur

Sur la terrasse d’un hôtel et le palais brillait dans le lointain et semblait dans la nuit une gigantesque pièce de joaillerie. Soni au milieu de ses garçons, ils mélangeaient du gin et du Thumb’s up. Ils se passaient la cigarette blonde à bout filtre que l’un d’eux avait allumée. J’étais là, moi, au milieu, je mangeais lorsqu’ils ne faisaient que picorer et je buvais de la bière. Et je les regardais, hébété et ignorant, voyageur, fatigué aussi et détaché.

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impur

Je suis gros. Chaque matin je vais acheter un paquet de cigarettes et une boite d’allumettes. Mon premier paquet de cigarettes. Je vais acheter mon premier paquet de cigarettes à l’épicerie au coin de la petite rue qui monte de ma pension au centre de la ville. Je suis gros, blanc et plutôt sale. Impur, depuis le moment où je m’éveille jusqu’au moment où je me couche je porte sur moi la sensation de mon impureté, et encore mes rêves sont-ils tissés d’impureté. Je vis avec ça, j’ai appris à vivre avec ça. Je veux dire que je le supporte assez bien. C’est ainsi que je suis, je ne peux pas ne pas m’embarbouiller d’impureté, à chacun de mes actes.

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manteaux

D’aussi loin que je me souvienne, nous nous sommes vêtus de couvertures. Certains d’entre nous ont rapporté d’auprès de peuples plus raffinés l’habitude de vêtir leurs corps de tissus légers, végétaux, mais ces tuniques s’abîment vite et elles ne suffisent pas à protéger le corps du froid. Nous, nous couvrons nos corps des toisons de nos bêtes, que nos femmes tissent avec art pour en faire les couvertures les plus chaudes, les plus souples et les plus légères.

Nous en avons modifié les formes, les avons découpées en demi-lune, manteaux, pour les rendre plus faciles à draper sur nos corps et en rendre les plis plus serrés et plus stables, pour qu’elles se ferment sur nos bustes comme des nœuds, comme des bras noués, mais elles restent les mêmes couvertures sous lesquelles reposer nu la nuit. Nous n’allons pas nus, nous ne nous couvrons pas non plus de la peau des animaux tués.

Je me souviens du jeune prince Thésée lorsqu’il est entré dans notre ville, son manteau jeté sur ses épaules, nu, un chapeau incliné sur le front. Je me souviens des vieillards, tandis que notre tribu fuyait dans les montagnes de Médie, qui couvraient leurs cheveux blancs sous le pli de couvertures rouges et noires. De la neige tombait et chacun sentait avec peur ou résignation le froid s’insinuer contre la laine rugueuse.

Je me souviens aussi de Socrate, dans son manteau noir de laine grossière, un jour de décembre, qu’il tombait une petite pluie glacée, marchant pieds nus dans le quartier du théâtre. Son manteau était étroitement enroulé, s’arrêtait au milieu du mollet et ne laissait dégagé que sa main droite qu’il tenait plaquée ouverte sur son ventre tandis qu’il se hâtait à grandes enjambées. Ou assis perdu dans ses pensées au pied d’une église. Insoucieux des enfants qui jouaient là et qui entre eux se moquaient parce que, son genou relevé, ils voyaient ses parties.

Mais je me souviens surtout de mes voyages. Des nuits passées près du feu, où je m’endormais doucement contre les braises, gardé par mon bâton et mon manteau.

la gare dans les vignes

Je les ai ramenés à la gare à travers les vignes. J’aurais voulu partir avec eux mais elle m’en a dissuadé.

Elle m’avait regardé surprise: la petite voiture blanche était garée sur la place devant la gare. Je n’avais rien à leur dire et rien eu à leur dire pendant tous ces jours que nous avions passés ensemble. Je n’avais rien à leur dire, je sentais ce manque en moi physiquement. Nous avions passé plusieurs jours ensemble et maintenant nous n’avions rien à nous dire.

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ville

Les rues sont droites et perpendiculaires les unes aux autres, cependant elles ne sont pas larges. Au milieu de la ville est le palais du prince. Ce n’est plus un prince qui l’habite, c’est ce que m’explique ironiquement mon guide, c’est la famille du prince, ses descendants dégénérés. Il récite une épopée: sa chevelure de feu dépassent les chevelures de ses compagnons et son regard glace le cœur de ses ennemis. Le sang divin s’est mélangé, appauvri et il a disparu. Pourtant j’ai vu le jour de mon arrivée le prince sur la place du marché, le prince d’aujourd’hui. Certes il est gras et laid mais la foule touchait sa litière comme elle aurait touché une relique. La rue donne sur un côté du palais, obscure, fermée par les moellons rustiqués du mur.

Des uniformes rouges, égarés, passent tout au bout, dans l’ombre. Et j’entends l’écho de vocables familiers résonner dans le vide. Qui me connaîtrait ne me reconnaîtrait pas sous les haillons qui me couvrent.

L’ombre de la rue est fraîche. Mon compagnon et moi-même sommes vêtus de semblables haillons puants et sa voix résonne. Nous nous approchons du palais. Mon guide parle une langue qui m’est inconnue, je veux dire qui m’est inconnue à moi aujourd’hui, et pourtant je comprends sans mal tout ce qu’il me dit. Son discours est plein d’ironie et de haine, plein de mépris. Il dit: c’est une ville pourrie ici, rien de bon ne peut sortir d’une telle ville, ce sont des chiens, les habitants d’une telle ville, des chiens pouilleux et des chiens parfumés, affamés ou gras, hargneux ou lâches. Il parle sans arrêt et je dois être habitué à l’entendre parce que je ne dis rien, je ne hoche même pas la tête ni ne grogne pour signifier que j’écoute, j’écoute pourtant, j’écoute sans rien dire et je marche à côté de lui. Je sens mauvais mais lui plus encore que moi. Voilà où s’arrête mon souvenir.

Sichuan

Nous avons passé plusieurs mois dans le froid, l’obscurité, l’engourdissement et l’inquiétude. Au milieu du continent, loin de tout, à travers des montagnes sèches et des terres grises. Des avions bondés, brinquebalants, trains puants, des femmes cachées dans des châles rouges ou noirs, des hommes avec le couteau à la ceinture. Avec toujours le souci de notre bagage. Nous avons dormi dans des salles communes, des dortoirs, nous avons dormi dans des salles d’attente agglutinés avec les autres près du poêle de fonte, sous la lumière jaune des lampes à pétrole dans des auberges de bois clair.

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