Lorsque je suis arrivé, en fin d’après-midi, j’ai cherché un hôtel dans les environs de la gare. Le premier était plein, le second avait encore une chambre. Je m’y suis donc installé.
Auteur : cercamon
chinga
Elle gardait les yeux sur son assiette, n’avait pas compris, moi oui.
Je n’ai pas non plus levé les yeux de mon assiette mais derrière mon crâne s’est ouverte une trappe invisible et mon troisième œil a fait le tour de la pièce, a palpé le moindre angle et la moindre table. Un a dit: « Cette fille, on dirait la Sainte Vierge. » et un autre a répondu entre ses dets « Se chinga, puta madre!« . Ils se sont tus et pendant une minute que le silence a duré, j’ai senti leurs regards comme des épingles sur ma nuque et sur ses joues, ses bras. J’attendais la suite et je cherchais quoi faire. Et je ne trouvais rien. Je poussais du bout de la fourchette le riz dans mon assiette, appétit coupé, dents serrées. La suite est venue: « L’homme, dis à ta pute de venir nous faire des pipes. » Je tapotais maintenant le bout de la fourchette sur l’assiette. Elle m’a regardé avec surprise : mes mains tremblaient. « Et l’homme, tu es sourd? » Une troisième voix : « Il chie dans son pantalon. » J’ai pris une inspiration, j’ai croisé le regard de C., je me soulevais, les mains posées sur la table, mais son regard n’est pas resté dans le mien: aussi régulièrement qu’il s’était levé vers moi, il s’est tourné vers la droite, vers les hommes, avec la même surprise…
Quelque chose avait changé en elle, quelque chose de stupéfiant, et pour la première fois je me suis dit que je la désirais.
la vallée
Je me souviens d’un repas. Nous sommes dans une salle de pierre, je veux dire une salle taillée dans le roc de la Falaise, une douzaine, assis autour de trois grands plats de riz, six ou sept petits plats de légumes et de sauces et des oiseaux rôtis sur un grand plat ovale. Les rayons du soleil parviennent très avant dans la salle, rouges. L’un d’entre nous, un homme d’une cinquantaine d’années, se tourne vers un autre, beaucoup plus jeune, et lui dit: « Si tu nous racontais à présent ce qui t’est arrivé la dernière fois que tu es descendu dans la vallée pour vendre de la pâte à la ville? »
la gare dans les vignes
Mes nuits étaient douces, mes rêves soucieux, désespérés et doux.
Je les ai ramenés à la gare à travers les vignes. J’aurais voulu partir avec eux mais elle m’en a dissuadé.
Elle m’avait regardé surprise: la petite voiture blanche était garée sur la place devant la gare. Je n’avais rien à leur dire et rien eu à leur dire pendant tous ces jours que nous avions passés ensemble. Je n’avais rien à leur dire, je sentais ce manque en moi physiquement. Nous avions passé plusieurs jours ensemble et maintenant nous n’avions rien à nous dire.
Soleil de la Loi
Des feux brûlent un peu partout dans le village. Les hommes passent curieusement hagards et noirs. Où est Soleil-de-la-Loi? Je ne les ai jamais vus comme ça et j’ai peur. L’un vient, s’arrête devant moi et me regarde de très près, son nez me touche presque, il dit: Je te reconnais, tu étais avec l’Imposteur. Mes dents claquent. Son visage est luisant de sueur, noir et luisant de sueur. Ses yeux suent la haine: Tu es l’étranger qui est venu avec l’imposteur. Mon maître coupé en deux par le milieu du corps, à coup de haches. Pas d’odeur, son ventre ouvert, purifié par le sang. Je tire le turban. Je dis: ton turban est mal noué, et je tire sur une boucle. Et tout le paquet lui tombe sur les yeux: je prends mes jambes à mon cou. Seigneur, mon maître coupé en deux, ses tripes qui s’étalaient sur le sable, ointes de sang et il ouvrait les mains, ouvrait la bouche et tournait les yeux. Beaucoup de gens pleuraient. L’autre s’est mis à crier mais personne ne l’entend.
Une fumée épaisse monte des bûchers, et une odeur sucrée. Je m’appuie à un mur pour souffler. Si je ne trouve pas Soleil-de-la-Loi très vite je suis mort.
la grande salle…
miel
Mes pensées vont et viennent comme des abeilles devant l’ouverture d’une caverne. Et c’est dans les ténèbres de cette caverne qu’elles font leur miel.
nos cartes
Il était capable de défendre avec un sérieux de plomb les hypothèses les plus extravagantes. Il faut dire que nous entrions alors dans son jeu et que nos objections étaient telles qu’elles lui permettaient de raffiner ses extravagances. Ainsi prétendait-il que le monde n’était que le produit de notre imagination. C’est pourquoi les formes du Nouveau Monde sont plus simples que celles de l’Ancien. Si nous ne nous étions empressés d’en faire des cartes pour en fixer les contours, il y a fort à parier, disait-il, qu’il aurait aujourd’hui des contours, un relief, etc., beaucoup plus complexes.
Chine
Il ne se passe pas de jour que ne s’entende un bruit de fusillade dans le quartier. Hier sur le chemin du bureau j’ai vu un jeune homme allongé au pied d’un mur, un balle explosive avait ouvert son ventre. Un communiste, je crois. Je me suis penché sur lui et il m’a dit de ne pas rester là, de passer mon chemin. Il avait la tête penchée vers sa blessure et il a dit, sans bouger la tête, « Fous le camp! Ne reste pas là, fous le camp! ». Et comme je me suis éloigné, il a dit calmement, comme pour lui-même : « Je ne souffre pas. » Lire la suite
un copiste
Qui d’autre que l’Éternel peut juger ? La vie de chacun est à ses propres yeux chose étrange, dont le sens lui échappe, comment pourrait-il se faire juge de la vie d’autrui ? Je ne me connais pas mais Lui me connaît et ce n’est pas ma connaissance que je dois chercher pour me guider mais Sa connaissance. « Accorde-moi, Seigneur, de suivre tes volontés », voilà le fin mot de toute prière. Quelle présomption que de demander telle ou telle bien au Seigneur, croiras-tu savoir ce qui te convient mieux que Lui ?
Tel qui croit posséder sa vie, qui, croit-il, s’est toujours tenu sur la voie du bien, un jour Il lui envoie un présent incongru qui lui fait comprendre que Lui seul sait, et voilà l’homme de bien, l’homme des certitudes, envoyé sur les routes pleines de danger de pays inconnus. Lire la suite