la gare dans les vignes

Je les ai ramenés à la gare à travers les vignes. J’aurais voulu partir avec eux mais elle m’en a dissuadé.

Elle m’avait regardé surprise: la petite voiture blanche était garée sur la place devant la gare. Je n’avais rien à leur dire et rien eu à leur dire pendant tous ces jours que nous avions passés ensemble. Je n’avais rien à leur dire, je sentais ce manque en moi physiquement. Nous avions passé plusieurs jours ensemble et maintenant nous n’avions rien à nous dire.

Je voulais rester encore avec eux. Je porterais leurs valises. Elle m’a dit: mais tu ne trouveras pas de place si tu n’as pas réservé, et le train est plein de militaires. Sous la verrière il y avait presse, des soldats en uniformes jaunes, de vieilles paysannes en blouses sombres et chapeaux de paille usés. Elle me regardait avec surprise et incompréhension. Mon ami fixait le quai opposé. Nous nous dîmes au-revoir. Il fixait son regard à travers la foule, quelque peu irrité et impatient, c’est ce qu’il me sembla, la laissant seule avec moi, attendant la fin de cet épisode déplaisant et inattendu. Je partis.

Je ne savais pas. Je me suis dit qu’il était mieux bien sûr que j’emballe ce que j’avais laissé de mes affaires à l’hôtel et que je rentre à N. avec la voiture. Debout sur le parking, au soleil, je me suis dit: oui, c’est mieux ainsi. Je ne les ai pas rejoints, j’ai regardé glisser le train, glisser en grondant de part et d’autre de la gare, au milieu des vignes. Plus encore que tout à l’heure je ressentais, tel que j’étais, debout sur le parking, appuyé à la petite voiture blanche, sous le soleil, tandis que le train glissait le long de la gare en grondant, je ressentais ma vacuité, calme et mortelle. Lorsque le train a disparu je suis monté dans la voiture et j’ai rejoint l’hôtel. L’après-midi déclinait et la lumière se teintait d’orange.

Le train, de plus en plus, vite filerait vers le nord, la capitale, ses îles sous les ponts, l’épaisse frondaison des arbres en cette saison au-dessus des quais. Les rames du métro aérien et plus loin les usines au bord du fleuve. Il y a dix ans, une dizaine d’années. J’avais dans les poches un carnet où je notais mes rêves et mes trajets. La capitale au nord, l’approche de l’été y épanouissait des feuillages, le ciel s’y ouvrait. Elle se mettait à porter des robes de coton, ouvertes et légères…

J’avais un carnet dans la poche où je construisais avec mes rêves et les comptes-rendus de mes trajets, avec aussi quelques ébauches de récits, la structure de jours anciens, et des fragments intempestifs, maladroits, un peu feignants, de méditations erratiques, mes journées. Elle lisait mes carnets, non pas systématiquement mais à l’occasion, lorsqu’elle me rejoignait, par exemple, à la terrasse d’un café et que je posais refermé sur la table, comme elle s’asseyait à côté de moi, le carnet où j’étais en train d’écrire.

J’aurais voulu m’enfermer avec elle dans un de ces appartements que je devinais dans les immeubles des quais, derrière une de ces fenêtres que cachaient à demi les feuillages épais des arbres. Pour faire l’amour et parler, et faire ainsi simplement ce à quoi je m’efforçais dans ce carnet que je gardais sur moi, au moyen de procédés qui devenaient de plus en plus complexes et inefficaces.

Le souvenir, l’image vivante m’en avait traversé l’esprit sur le quai de la gare et m’occupait tandis que je garais la voiture sous les platanes de l’hôtel. Traversant le hall, j’ai aperçu mon frère au bar de l’hôtel, assis sur un tabouret haut, en verve, qui développait avec autorité une théorie sur le cognac à un public de trois hommes assis autour de lui. Je me dis que je ne dînerais pas seul tout à l’heure. Je montai dans ma chambre.

Des vêtements, des chemises, fraîchement revenus de la blanchisserie, étaient posés un peu partout dans la chambre: sur un tiroir ouvert, sur la table ronde, sur le lit. Je n’arriverai jamais à les mettre tous dans le sac.