C’était au début de mon séjour d’un an au Canada. J’étais arrivé le premier septembre, fin octobre j’étais installé, et là, au bout du monde, loin de l’Europe, je me suis trouvé un temps comme spectateur de ma propre vie, éloigné de ses lieux habituels (lieux peuplés, de personnes, de passions, d’enjeux, de spectateurs aussi), je me suis senti éloigné également du temps habituel, du déroulement de ma vie.
Canada
Cadmos
Vieux Cadmos pousse un caddie neuf
Et jeune Hélène debout cuisses nues
Partagées comme bitume
Vieux Cadmos pousse un caddie luisant comme une armure,
sur le parking du mall et jeune Hélène,
son sein moulé dans un bonnet de toile bleue, debout cuisses
nues, et un groupe de vieux desperados,
qui passent là lentement,
sous le soleil,
s’arrêtent et disent
« Elle bouge, oui, elle bouge bien. »
Dans un autre monde, vieux Cadmos et jeune Hélène.
« Elle bouge, oui, elle bouge bien. »
Une rangée de vieux indiens,
une brochette de vieux Mic-Macs qui chauffent leurs vieux os
au soleil d’octobre
« Elle bouge, oui, elle bouge bien. »
Et vieux Cadmos se dit : « Le serpent, le rempart partout,
qui fait trembler les vitres, qui fait bouger les briques,
qui grogne et qui gronde, dont le geignement
emplit le paysage. »
Vieux Cadmos, vieux fou!
ambulance
Une ambulance, le gyrophare tournoyant, traverse en silence le paysage couvert de neige.
Alice
Elle est assise dans le canapé, au milieu, elle lit les Contes de Perrault. La porte de la pièce du fond est fermée. Son père n’a rien dit lorsqu’il s’y est enfermé, ce n’était pas la peine : Alice sait que lorsqu’il ferme cette porte derrière lui, il ne faut pas le déranger.
arbres
(Je parle de villes mais ne les nomme pas
le fracas d’orage des roues annonçait entre les hauts murs
des rues sans trottoir l’arrivée d’un véhicule
et il faisait froid encore dans l’ombre des rues même si
le ciel en haut mais il fallait lever les yeux
le ciel en haut limpide et bleu)
L’été finit, ce que je ne pensais pas revoir
de certains érables déjà les feuilles
jaunissent ou roussissent dans les quartiers ouest de la ville
devant les maisons sur certains arbres
les pointes des feuilles déjà doucement s’embrasent
je m’en vais et indifférents les arbres
comptent et mesurent et doucement s’embrasent
au moment fixé par leur calcul
chacun calculant pour son compte
le calcul de chacun
les arbres, l’un à côté de l’autre, chacun
fait son calcul les oiseaux comptent aussi et mesurent
chacun selon son espèce frémit et s’apprête ou s’élance
vers le sud, où fleurit le citron les arbres chacun selon son calcul l’oiseau de l’oeil perçoit le
frémissement de son voisin
La nuit arrive tôt, la nuit est froide
je referme les petits carrés de fenêtre que je laissais ouverts
jour et nuit la pluie est froide les
mouches reviennent mourir dans la cabane de bois qui protège mon entrée,
en haut de l’escalier. Et moi je ne sais pas calculer, il me
faut tous les indices et je ne peux me persuader que
l’été finit je sais que je m’en vais, à peine
Paysans
Je suis dans ce pays de paysans (mais qui n’en sont plus et qui lorsqu’ils l’étaient n’avaient pour paganisme que l’Église ou la sourde résistance à sa discipline – et le goût du « bois », de la forêt) avec mon souvenir de ces jours qui viennent de finir, mon souvenir d’elle. Lire la suite
religion
Ceux qui venaient d’ailleurs pouvaient n’avoir pas de religion, souvent n’avaient pas de religion. On avait fini par l’accepter et on ne se posait plus de question à ce sujet. Aussi que lui n’eût pas de religion, ça ne semblait pas faire problème. Il n’avait pas de religion, ça ne lui avait jamais non plus posé de problème: dans son milieu d’origine on n’avait pas de religion et on n’en était pas plus mauvais pour autant. Et il n’avait jamais réfléchi au sujet de la religion, jusqu’à ce qu’il vienne dans cette petite ville.
Jeudi saint (journal)
Jeudi saint, 28 mars 1986: Je me suis dit qu’aujourd’hui D. ne viendrait pas (…) J’ai failli retourner diner° à la maison: j’avais oublié mon portefeuille dans le vieux pantalon. Oui, la veille au soir j’ai acheté une paire de Levis chez Zeller’s, Lire la suite
Ton visage est un écroulement
Si je levais sans cesse mes yeux, si j’envoyais sans cesse mes yeux à droite à gauche, c’était moins par crainte de manquer son apparition que pour la susciter.
Ton visage est un écroulement, c’est pourquoi j’aime ton visage et pourquoi je défaille en sa présence. Il est comme l’écroulement de hautes colonnades, non pour se précipiter à terre mais pour basculer dans le vide.
Pourquoi ce ciel d’orage à ton approche
Pourquoi ce ciel d’orage à ton approche et pourquoi ce roulement de tonnerre? Qu’est-ce qui fait pencher la terre devant ton pas? Pourquoi cet assourdissement et pourquoi ton visage ne déchire-t-il que moi? Ceux-là autour, ne viens-je pas tout juste de les voir s’enfuir en levant les bras ? Ne les ai-je pas aperçus comme des animaux timides se cacher vite? Or l’instant d’après tandis que je reprends souffle, éperdu comme le naufragé, je dois les voir vaquant comme ils étaient lorsqu’on ne faisait que t’attendre. Quelle terrible nécessité les force à cette comédie?
Ce ciel noir, pourquoi à ton approche? et ce roulement de tonnerre, pourquoi?