Ceux qui venaient d’ailleurs pouvaient n’avoir pas de religion, souvent n’avaient pas de religion. On avait fini par l’accepter et on ne se posait plus de question à ce sujet. Aussi que lui n’eût pas de religion, ça ne semblait pas faire problème. Il n’avait pas de religion, ça ne lui avait jamais non plus posé de problème: dans son milieu d’origine on n’avait pas de religion et on n’en était pas plus mauvais pour autant. Et il n’avait jamais réfléchi au sujet de la religion, jusqu’à ce qu’il vienne dans cette petite ville.
Il ne mentait jamais. Non que ce fût chez lui un principe, expliqua-t-il un jour, mais parce qu’il trouvait ça imprudent et qu’il lui semblait que s’il commençait à mentir il risquerait de mentir sans le vouloir. Mais bien sûr il ne reculerait pas devant un mensonge si ce mensonge en valait la peine. Ceci dit, ajoutait-il, une telle occasion ne s’était jamais présentée.
Les membres du cercle avaient paru très intéressés : « Alors vous ne mentez absolument jamais ?
– Oh, mais si. Il arrive que de petits mensonges m’échappent, lorsque je dois parler très vite ou que je suis ému. J’essaie autant que possible de rectifier ensuite ce mensonge.
– Ah ! Vous essayez donc de vous racheter, dit le pharmacien, de vous purifier du moindre mensonge.
– Non, non. Je le fais pour la même raison que je vous disais tout à l’heure : pour ne pas prendre l’habitude de mentir. En m’obligeant à rectifier par la suite, j’associe au mensonge l’idée d’une petite tâche pénible à accomplir. Si je laissais mes petits mensonges sans conséquence, je craindrais qu’ils se multiplient. D’ailleurs je ne fais de rectification que dans la mesure où l’occasion s’en présente, je ne poursuivrais pas celui à qui j’ai fait un mensonge comme s’il me devait de l’argent. »
C’est un dimanche matin, à entendre, à travers la mince cloison de bois d’une des pièces qu’il louait, le son d’un messe retransmise sur le poste de télévision du boulanger, son propriétaire, qu’il commença à réfléchir à ce que les gens qui l’entouraient ici, qu’il fréquentait au cercle, qu’il rencontrait dans son travail, son propriétaire, la femme de son propriétaire, leurs filles, tous avaient de la religion.
Sans doute, ses propres aïeux avaient eu une religion, qu’il savait différente de celle-ci, mais il n’avait jamais cherché à savoir quels étaient les rites particuliers et les croyances de la religion de ses aïeux. Ça ne l’intéressait pas, pas plus qu’il n’aurait perdu du temps à dresser son arbre généalogique.
Il entra un jour dans l’église. L’église était pour lui un bâtiment comme un autre, d’une forme un peu étrange, et construit en pierre, ce qui est rare dans ce pays, un bâtiment intéressant, donc, mais un bâtiment comme un autre. Il y entra par curiosité et il fut étonné de voir les gestes de ceux qui y entraient après lui ou qui en sortaient comme déformés, contraints: ils trempaient leurs doigts dans de l’eau, posaient un genou à terre, évitaient l’allée centrale comme si leurs pas pouvaient en souiller ou ternir le carrelage, semblaient voir des choses que lui ne voyait pas. Il ressortit de l’église perplexe.
Tous ces gens qui l’entouraient ici se soumettaient régulièrement à des pratiques absurdes, croyaient que leur dieu était passé par le ventre d’une vierge, avait pris l’apparence d’un homme pour se faire torturer et qu’il avait ainsi sauvé le monde. Des gens avec qui il pouvait parler raisonnablement. Qui se sentaient obligés de manger leur dieu au moins une fois dans l’année. Il réalisa aussi que le curé, qui était un homme très censé et très cultivé, avec qui il avait plaisir à causer de temps à autre, que le curé gagnait sa vie à diriger ces rites et à enseigner ces croyances.
Il en vint à regarder le mouvement des oiseaux dans le ciel comme réglé par des rites mystérieux et à lui seul incompréhensibles.