Je la regardais jouer…

Je la regardais jouer devant l’épicerie avec d’autres gosses. Je la voyais bavarde et autoritaire et puis rire aux éclats. Ce n’était pas la première fois que je la regardais ainsi depuis la fenêtre du salon, ce n’était pas une surprise mais comme chaque fois j’en avais un pincement au cœur de la voir si différente de ce qu’elle était avec moi. J’enviais les autres gamins autour d’elle parce qu’ils pouvaient voir de si près ce visage dans la forme du rire. Il y a déjà plusieurs années, lorsqu’elle était toute petite, elle me demandait de faire le loup, alors je faisais « Hou, le loup ! » et elle riait aux éclats en cachant ses yeux derrières ses mains ouvertes. Je m’émerveillais. Je l’ai refait, le loup, ici. Elle a souri et j’ai senti que je la gênais. Ces jeux-là n’étaient plus de mise entre nous. Elle les réservait aux autres enfants.

retour à la Pension Suisse

Je suis rentré à la pension et je me suis couché. Peu à peu les images que je m’étais faites se sont effacées devant celles qui s’étaient imprimées sur la surface de mes yeux. J’avais éteint la lampe mais la lune envoyait sa lumière blanche au milieu de la pièce. J’étais comme un homme ivre qui garde les yeux ouverts pour ne pas tomber dans le vertige de son ivresse Lire la suite

Biss

1.

La première fois que je l’ai vue, c’était une nuit au bord du Nil, à la pleine lune. J’ai vu une femme très belle et qui semblait mélancolique. J’ai tout de suite pensé que c’était elle, la femme qui manquait, celle que j’avais vu sortir de la gare toute enveloppée dans de grands voiles de foulard et que je n’avais plus vue depuis. Elle n’était pas seule: un géant barbu coiffé d’un fez la suivait à quelques pas et un jeune homme était assis à quelques mètres de là dans une calèche.

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le jardin de Fluski

Un jour Freu dit à Nemo: « Vous n’êtes pas sorti d’ici depuis que vous y êtes arrivé, non? » Je le reconnaîs, oui, c’est curieux, c’est combien de temps que je suis ici? Un mois, non, plus que ça, deux mois. « Ce sont trois mois et un peu plus que vous êtes ici. » Lire la suite

Insomnie

Je ne peux pas dormir, j’entends l’eau de la rivière. Rapide, elle bruisse comme un torrent. J’écoute la rivière, c’est le milieu de la nuit. J’écoute la rivière parce que je ne peux pas dormir. Le milieu de la nuit, il n’y a d’autre bruit que celui de la rivière. Même les chiens dorment. Lire la suite

impur

Je suis gros. Chaque matin je vais acheter un paquet de cigarettes et une boite d’allumettes. Mon premier paquet de cigarettes. Je vais acheter mon premier paquet de cigarettes à l’épicerie au coin de la petite rue qui monte de ma pension au centre de la ville. Je suis gros, blanc et plutôt sale. Impur, depuis le moment où je m’éveille jusqu’au moment où je me couche je porte sur moi la sensation de mon impureté, et encore mes rêves sont-ils tissés d’impureté. Je vis avec ça, j’ai appris à vivre avec ça. Je veux dire que je le supporte assez bien. C’est ainsi que je suis, je ne peux pas ne pas m’embarbouiller d’impureté, à chacun de mes actes.

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l’homme aux sacs

Je les ai vus sur la place, non loin de la loge. Il était assis sur une des bornes en pierre blanche qui sont sur le devant. Un homme lui a demandé pourquoi il ne se vêt que d’un manteau seul. Alors il a rit et a dit: « parce que le manteau est le vêtement des sages ». Plusieurs parmi l’assistance ont ri aussi, ce sont ceux qu’on peut appeler ses disciples, ceux qui viennent plus souvent que d’autres l’écouter et qui aiment parfois à lui rendre un service, à lui offrir à manger ou à boire.

Je n’aime pas leur rire.

Et puis il dit: « parce que la vérité est nue et que le vêtement est comme la parole. « 

Un homme était assis dans la rue, celle qui longe la préfecture urbaine à l’ouest. Il avait auprès de lui trois gros sacs, deux en bandoulière et un posé devant ses pieds. La nuit n’était pas encore tombée mais l’ombre montait dans les rues.

La rue est étroite et le soleil n’y donne qu’en milieu de journée, pour peu de temps. Le portail de la préfecture sur cette rue reste toujours fermé et il n’y a de fenêtre qu’à partir de l’étage, très haut, des fenêtres protégées par de gros barreaux couverts de poussière. Jamais on n’y voit nulle lumière. Le mur est de gros moellons grossièrement équarris.

L’homme était d’âge mûr, entre quarante et cinquante ans, ses cheveux longs et sales, sa barbe, longue aussi, avait des reflets roux et il semblait très découragé.

Deux hommes vinrent à passer, le premier était jeune, de belle allure et précédait d’une vingtaine de pas un vieillard vêtu d’un manteau gris et qui s’appuyait sur un long bâton comme en ont les bergers. L’homme aux sacs se leva à leur approche et s’adressa au jeune homme:
« Le jeune homme connaissait-il un endroit où je pourrais passer la nuit? » L’autre lui répondit que non loin (et il fit le geste du bras) il y avait plusieurs auberges. L’homme aux sacs dit: « Je n’ai pas d’argent. ». « Oh, dans ces conditions, il te faudra dormir dehors. C’est que, vois-tu, dans cette ville, on n’a rien sans rien. De l’autre côté de la préfecture » (et il refit un geste du bras: une large courbe qui sautait par-dessus le palais) « il y a une place avec une loge où tu pourras peut-être te faire une place pour la nuit. Si tu sais t’arranger avec les mendiants qui l’occupent. » (Oui, j’ai vu cette place, deux groupes de mendiants étaient dans la loge, autour de deux feux qu’ils avaient faits, les voûtes de la loge étaient noires et la fumée y faisait des nappes lentes qui s’échappaient par les côtés. Personne que les mendiants ne s’y tenait.) « Et s’il ne veulent pas de toi, il te faudra dormir dans la rue. Bah, ce n’est pas si terrible: les nuits ne sont pas encore très froides. »

Et il s’en fut. Pendant ce temps le vieillard était passé, de son pas lent. Il n’avait pas tourné la tête ni modifié sa marche. Le jeune homme ne tarda pas à le dépasser à nouveau. Alors le vieillard revint sur ses pas et s’adressa à l’homme aux sacs qui était resté debout. « Qu’y a-t-il dans tes sacs ?
– Pourquoi te le dirais-je?
– Parce que je peux te trouver une place pour la nuit. Qu’y a-t-il dans tes sacs?
– Si je ne te le dis pas, m’y mèneras-tu tout de même?
– Non.
– Des livres, il y a des livres dans mes sacs. »

Le vieillard fronça les sourcils (il regardait les sacs). « Quelle sorte de livres?
– Je croyais que tes pareils affectaient de ne pas savoir lire. »

Le vieillard tourna à nouveau les talons, fit une quinzaine de pas puis revint. L’homme aux sacs n’avait pas bougé.

T5

C’est en retournant à la base que, traversant le sous-bois qui couvre le levant de la colline qui la domine, j’ai remarqué des excroissances sur plusieurs jeunes arbres. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de chenilles: les plants des avocatiers semblaient couverts de grosses chenilles gluantes jaunes et roses. Je me suis approché et j’ai vu qu’il ne s’agissait pas de chenilles mais que c’étaient les feuilles elles-mêmes qui étaient ainsi déformées. Arrivé à la base, je suis tout de suite allé au service botanique pour informer de ce que j’avais vu mais tout le monde était déjà au courant. Ces sortes de nouvelles vont très vite. Et nous savions ce que ça signifiait. Le service botanique, bien sûr, étudierait cette nouvelle maladie et y chercherait une parade mais personne ne se faisait beaucoup d’illusion et les préparatifs du départ étaient déjà ordonnés. Officiellement pour parer à toute éventualité mais nous regardions le ciel et nous nous disions que les années sombres, les années d’errance et de confinement allaient recommencer.

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Bassin

Je regardai sa peau avec quelque chose comme de la haine. Sa peau anormalement blanche. Les parties de mon corps que je n’expose pas au soleil sont blanches, je les ai toujours vues blanches mais en sa présence, ce n’était plus blanc qu’elles m’apparaissaient, elles m’apparaissaient grises, sales. Lire la suite

manteaux

D’aussi loin que je me souvienne, nous nous sommes vêtus de couvertures. Certains d’entre nous ont rapporté d’auprès de peuples plus raffinés l’habitude de vêtir leurs corps de tissus légers, végétaux, mais ces tuniques s’abîment vite et elles ne suffisent pas à protéger le corps du froid. Nous, nous couvrons nos corps des toisons de nos bêtes, que nos femmes tissent avec art pour en faire les couvertures les plus chaudes, les plus souples et les plus légères.

Nous en avons modifié les formes, les avons découpées en demi-lune, manteaux, pour les rendre plus faciles à draper sur nos corps et en rendre les plis plus serrés et plus stables, pour qu’elles se ferment sur nos bustes comme des nœuds, comme des bras noués, mais elles restent les mêmes couvertures sous lesquelles reposer nu la nuit. Nous n’allons pas nus, nous ne nous couvrons pas non plus de la peau des animaux tués.

Je me souviens du jeune prince Thésée lorsqu’il est entré dans notre ville, son manteau jeté sur ses épaules, nu, un chapeau incliné sur le front. Je me souviens des vieillards, tandis que notre tribu fuyait dans les montagnes de Médie, qui couvraient leurs cheveux blancs sous le pli de couvertures rouges et noires. De la neige tombait et chacun sentait avec peur ou résignation le froid s’insinuer contre la laine rugueuse.

Je me souviens aussi de Socrate, dans son manteau noir de laine grossière, un jour de décembre, qu’il tombait une petite pluie glacée, marchant pieds nus dans le quartier du théâtre. Son manteau était étroitement enroulé, s’arrêtait au milieu du mollet et ne laissait dégagé que sa main droite qu’il tenait plaquée ouverte sur son ventre tandis qu’il se hâtait à grandes enjambées. Ou assis perdu dans ses pensées au pied d’une église. Insoucieux des enfants qui jouaient là et qui entre eux se moquaient parce que, son genou relevé, ils voyaient ses parties.

Mais je me souviens surtout de mes voyages. Des nuits passées près du feu, où je m’endormais doucement contre les braises, gardé par mon bâton et mon manteau.