Je la regardais jouer devant l’épicerie avec d’autres gosses. Je la voyais bavarde et autoritaire et puis rire aux éclats. Ce n’était pas la première fois que je la regardais ainsi depuis la fenêtre du salon, ce n’était pas une surprise mais comme chaque fois j’en avais un pincement au cœur de la voir si différente de ce qu’elle était avec moi. J’enviais les autres gamins autour d’elle parce qu’ils pouvaient voir de si près ce visage dans la forme du rire. Il y a déjà plusieurs années, lorsqu’elle était toute petite, elle me demandait de faire le loup, alors je faisais « Hou, le loup ! » et elle riait aux éclats en cachant ses yeux derrières ses mains ouvertes. Je m’émerveillais. Je l’ai refait, le loup, ici. Elle a souri et j’ai senti que je la gênais. Ces jeux-là n’étaient plus de mise entre nous. Elle les réservait aux autres enfants.
Auteur : cercamon
retour à la Pension Suisse
Je suis rentré à la pension et je me suis couché. Peu à peu les images que je m’étais faites se sont effacées devant celles qui s’étaient imprimées sur la surface de mes yeux. J’avais éteint la lampe mais la lune envoyait sa lumière blanche au milieu de la pièce. J’étais comme un homme ivre qui garde les yeux ouverts pour ne pas tomber dans le vertige de son ivresse Lire la suite
Cadmos
Vieux Cadmos pousse un caddie neuf
Et jeune Hélène debout cuisses nues
Partagées comme bitume
Vieux Cadmos pousse un caddie luisant comme une armure,
sur le parking du mall et jeune Hélène,
son sein moulé dans un bonnet de toile bleue, debout cuisses
nues, et un groupe de vieux desperados,
qui passent là lentement,
sous le soleil,
s’arrêtent et disent
« Elle bouge, oui, elle bouge bien. »
Dans un autre monde, vieux Cadmos et jeune Hélène.
« Elle bouge, oui, elle bouge bien. »
Une rangée de vieux indiens,
une brochette de vieux Mic-Macs qui chauffent leurs vieux os
au soleil d’octobre
« Elle bouge, oui, elle bouge bien. »
Et vieux Cadmos se dit : « Le serpent, le rempart partout,
qui fait trembler les vitres, qui fait bouger les briques,
qui grogne et qui gronde, dont le geignement
emplit le paysage. »
Vieux Cadmos, vieux fou!
Bali à la radio
Radio: à Bali des coqs tout le temps sur la bande son. J’imagine des maisons à grands toits, avec des galeries sur le devant, sur pilotis, perchées au-dessus de rues couvertes de gazon. D’herbe verte où se promènent les crêtes rouges des coqs. Et les hommes en sarongs et chemisettes, un calot sur la tête. Voilà ce que j’imagine. Je m’y verrais bien, presque comme je suis, tapant sur mon clavier, avec les cris des coqs dehors, des chansons de variétés aux inflexions arabes et chinoises, aigres, dans un poste de radio non loin. Mais sur le soir, plus loin, du côté du temple, le son d’un gamelan. Le gamelan, doux et énervant, que je ne peux écouter que mhashish, alors, c’est comme l’eau fraîche d’un torrent qui coule à travers moi.
Biss
1.
La première fois que je l’ai vue, c’était une nuit au bord du Nil, à la pleine lune. J’ai vu une femme très belle et qui semblait mélancolique. J’ai tout de suite pensé que c’était elle, la femme qui manquait, celle que j’avais vu sortir de la gare toute enveloppée dans de grands voiles de foulard et que je n’avais plus vue depuis. Elle n’était pas seule: un géant barbu coiffé d’un fez la suivait à quelques pas et un jeune homme était assis à quelques mètres de là dans une calèche.
Lire la suitele jardin de Fluski
Un jour Freu dit à Nemo: « Vous n’êtes pas sorti d’ici depuis que vous y êtes arrivé, non? » Je le reconnaîs, oui, c’est curieux, c’est combien de temps que je suis ici? Un mois, non, plus que ça, deux mois. « Ce sont trois mois et un peu plus que vous êtes ici. » Lire la suite
Insomnie
Je ne peux pas dormir, j’entends l’eau de la rivière. Rapide, elle bruisse comme un torrent. J’écoute la rivière, c’est le milieu de la nuit. J’écoute la rivière parce que je ne peux pas dormir. Le milieu de la nuit, il n’y a d’autre bruit que celui de la rivière. Même les chiens dorment. Lire la suite
impur
Je suis gros. Chaque matin je vais acheter un paquet de cigarettes et une boite d’allumettes. Mon premier paquet de cigarettes. Je vais acheter mon premier paquet de cigarettes à l’épicerie au coin de la petite rue qui monte de ma pension au centre de la ville. Je suis gros, blanc et plutôt sale. Impur, depuis le moment où je m’éveille jusqu’au moment où je me couche je porte sur moi la sensation de mon impureté, et encore mes rêves sont-ils tissés d’impureté. Je vis avec ça, j’ai appris à vivre avec ça. Je veux dire que je le supporte assez bien. C’est ainsi que je suis, je ne peux pas ne pas m’embarbouiller d’impureté, à chacun de mes actes.
trois temples
(d’une lettre à B., Udaipur le 21 septembre 1992)
Hier, Soni, le peintre, m’a amené voir des temples. J’ai ainsi visité trois temples, dans trois lieux différents, tandis que le jour déclinait, et le parcours a été presque parfait.
Lire la suitel’homme aux sacs
Je les ai vus sur la place, non loin de la loge. Il était assis sur une des bornes en pierre blanche qui sont sur le devant. Un homme lui a demandé pourquoi il ne se vêt que d’un manteau seul. Alors il a rit et a dit: « parce que le manteau est le vêtement des sages ». Plusieurs parmi l’assistance ont ri aussi, ce sont ceux qu’on peut appeler ses disciples, ceux qui viennent plus souvent que d’autres l’écouter et qui aiment parfois à lui rendre un service, à lui offrir à manger ou à boire.
Je n’aime pas leur rire.
Et puis il dit: « parce que la vérité est nue et que le vêtement est comme la parole. «
—
Un homme était assis dans la rue, celle qui longe la préfecture urbaine à l’ouest. Il avait auprès de lui trois gros sacs, deux en bandoulière et un posé devant ses pieds. La nuit n’était pas encore tombée mais l’ombre montait dans les rues.
La rue est étroite et le soleil n’y donne qu’en milieu de journée, pour peu de temps. Le portail de la préfecture sur cette rue reste toujours fermé et il n’y a de fenêtre qu’à partir de l’étage, très haut, des fenêtres protégées par de gros barreaux couverts de poussière. Jamais on n’y voit nulle lumière. Le mur est de gros moellons grossièrement équarris.
L’homme était d’âge mûr, entre quarante et cinquante ans, ses cheveux longs et sales, sa barbe, longue aussi, avait des reflets roux et il semblait très découragé.
Deux hommes vinrent à passer, le premier était jeune, de belle allure et précédait d’une vingtaine de pas un vieillard vêtu d’un manteau gris et qui s’appuyait sur un long bâton comme en ont les bergers. L’homme aux sacs se leva à leur approche et s’adressa au jeune homme:
« Le jeune homme connaissait-il un endroit où je pourrais passer la nuit? » L’autre lui répondit que non loin (et il fit le geste du bras) il y avait plusieurs auberges. L’homme aux sacs dit: « Je n’ai pas d’argent. ». « Oh, dans ces conditions, il te faudra dormir dehors. C’est que, vois-tu, dans cette ville, on n’a rien sans rien. De l’autre côté de la préfecture » (et il refit un geste du bras: une large courbe qui sautait par-dessus le palais) « il y a une place avec une loge où tu pourras peut-être te faire une place pour la nuit. Si tu sais t’arranger avec les mendiants qui l’occupent. » (Oui, j’ai vu cette place, deux groupes de mendiants étaient dans la loge, autour de deux feux qu’ils avaient faits, les voûtes de la loge étaient noires et la fumée y faisait des nappes lentes qui s’échappaient par les côtés. Personne que les mendiants ne s’y tenait.) « Et s’il ne veulent pas de toi, il te faudra dormir dans la rue. Bah, ce n’est pas si terrible: les nuits ne sont pas encore très froides. »
Et il s’en fut. Pendant ce temps le vieillard était passé, de son pas lent. Il n’avait pas tourné la tête ni modifié sa marche. Le jeune homme ne tarda pas à le dépasser à nouveau. Alors le vieillard revint sur ses pas et s’adressa à l’homme aux sacs qui était resté debout. « Qu’y a-t-il dans tes sacs ?
– Pourquoi te le dirais-je?
– Parce que je peux te trouver une place pour la nuit. Qu’y a-t-il dans tes sacs?
– Si je ne te le dis pas, m’y mèneras-tu tout de même?
– Non.
– Des livres, il y a des livres dans mes sacs. »
Le vieillard fronça les sourcils (il regardait les sacs). « Quelle sorte de livres?
– Je croyais que tes pareils affectaient de ne pas savoir lire. »
Le vieillard tourna à nouveau les talons, fit une quinzaine de pas puis revint. L’homme aux sacs n’avait pas bougé.