Iquitos, sur le Marañon, accessible depuis l’Atlantique par des navires de mer … Une lagune sur la rive droite, couverte de baraques sur pilotis. La ville blanche sur l’autre rive. Le vapeur vient de s’accoter au ponton.
Un peu plus tard, dans la salle à manger du grand hôtel. Peinture ivoire, colonnes et pilastres, des ventilateurs tournent lentement sous les hauts plafonds, le capitaine et moi finissons de dîner. Ailleurs, à l’autre bout de la salle, des officiers occupent trois tables et un vieux couple riche une quatrième. Le capitaine m’a prêté un costume clair, un peu vaste pour moi. Il est quant à lui, superbe: smoking blanc de coupe impeccable, barbe soigneusement taillée, cheveux fraîchement coupés et séparés par une raie médiane. Il a devant lui un grand verre de whisky dont il boit une gorgée et qu’il repose. Je regarde le fond de ma tasse de café. Nous suons. Le capitaine rompt le silence : « J’aurai mon chargement d’ici trois jours. Ensuite je retourne dans les îles … Et vous ? Que comptez-vous faire ? – Je ne sais pas. Je crois que je vais rester ici quelque temps … J’ai suivi une fausse piste apparemment. Il reste quelque chose de peu clair … Je ne sais pas. – Laissez tomber. Vous feriez mieux de laisser tomber. Et de retourner avec moi dans les îles. – C’est impossible. Au moins pour l’instant.
Absolument impossible. Deux maisons, je me souviens surtout de la première, celle de ma compagne, où elle m’hébergea longtemps, la maison de bois clair, maison la plus ancienne d’un quartier récent, tout autour, c’étaient des villas préfabriquées blanches. C’était un joli quartier, clair et ensoleillé. Ensoleillé ? Question d’exposition peut-être … Tout ça est loin. Je crois me souvenir d’un cerisier, qu’il y avait un cerisier près de la maison. C’était un quartier reculé, éloigné du rivage, l’eau des canaux était plus claire et le vent purifiait le ciel. Sans doute. Tout de suite derrière la maison on montait dans les collines. Elle m’avait accueilli dans cette maison claire, de bois clair et je m’y suis senti bien. Elle était toute aménagée déjà lorsque je m’y suis installé. Et c’était confortable, mes affaires, on leur fit une place. Je n’en avais pas beaucoup, quelques livres, des vêtements. Je m’y sentis bien, très bien, mais j’eus l’impression que dans cette maison ma vie m’échappait. Lorsqu’elle m’y laissait seul, j’y contemplais ses traces, les concrétions d’une vie autre que la mienne et qui ne lui devait rien, je soupesais longuement tel bibelot d’un goût douteux, cherchant quelles circonstances avaient pu accompagner son acquisition. Puis j’ai acheté une maison, une grande maison dans un quartier ancien, près de la mer, une très belle maison de bois sombre. « Vous vous souvenez de la première maison, celle de ma compagne ? Le capitaine semble embarrassé. – Oui, un peu. Mais je n’y suis pas venu souvent. Vous prenez quelque chose? ». A cette époque je ne connaissais pas le capitaine très intimement. Il avait dû venir souper deux ou trois fois. Ce n’est qu’à notre retour de l’île du lion que nos relations devinrent plus étroites, et je m’étais alors installé dans la maison de bois sombre.
Cette maison je l’avais acquise avec le profit d’un trafic de perles, occasion que le capitaine lui-même m’avait procurée. (Je me souviens comme il tournait les émeraudes et les perles au bout de ses doigts. Il racontait des histoires à propos des pierres et de ce qu’elles symbolisaient. « Au moment du choix, avais-je dit, je m’en souviendrai : ça aiguisera mon regard. ») Mais j’avais pris ma décision plusieurs semaines auparavant et j’avais commencé d’acheter des meubles, table, coffres et couvertures, que nous choisissions ensemble, elle et moi, et que nous entreposions derrière sa maison, sous un appentis. Je lui avais dit : « J’installerai cette maison et si tu le désires, tu viendras y habiter avec moi. Rien ne presse. »
La maison de bois sombre n’avait qu’une pièce, conformément au canon antique, une très vaste pièce rectangulaire. A la différence de la maison de ma compagne qui, respectant extérieurement l’architecture traditionnelle, comptait deux pièces. En fait, elles sont nombreuses celles qui, construites selon l’architecture traditionnelle, comptent plusieurs pièces (mais rarement plus de deux). Les maisons les plus anciennes ne comptent qu’une seule pièce. Elles témoignent d’un passé où les insulaires étaient tous navigateurs, témoignent aussi de leur origine méridionale, de l’époque où ce groupe d’îles n’était qu’une étape sur la route de leurs expéditions de la saison chaude, vers la grande île dont ils pillaient les côtes. Cette construction à pièce unique rendait évidemment difficile de se chauffer pendant l’hiver, qui était rude. On fermait par des tentures le fond de la pièce, la partie dont le plancher était exhaussé, et on s’y tenait avec des braseros.
Tout ça me dégoûte un peu, le souvenir. « Ca ne va pas ? – Pas grave. Que diriez-vous du peuple des îles ? – Et bien … (interloqué, le capitaine…) – C’est un peuple de fourmis. Avec toute leur sagesse, c’est un peuple de fourmis. Le contraire des myrmidons, vous savez? Des fourmis transformées en guerriers. Eux, c’est l’inverse, ils sont devenus des fourmis. »
Le capitaine prit l’habitude de passer chez nous chaque fois qu’il revenait sur l’île. Souvent il restait dormir et quelques fois resta deux ou trois jours. Un jour nous nous disputions. Elle s’était laissée tomber sur le dos et m’avait allongé un coup de pied vers les couilles, j’avais sauté en arrière juste assez pour que le coup ne m’atteigne pas en pleine force mais un voile de sang m’était passé devant les yeux. Alors je m’étais jeté sur elle et je lui avais saisi les poignets. Je libérais par instants ma main droite, tâchant de maintenir ses deux poignets dans ma main gauche. Nous en étions là lorsque j’entendis des pas sur la galerie. Je la lâchai et sortis. Le capitaine s’éloignait, il était déjà sur le ponton. Je l’appelai. « Il m’a semblé entendre que vous, hum, faisiez l’amour. Et je ne voulais pas vous déranger. » J’aurais voulu plaisanter mais je me sentais trop misérable.
« Les îles. Absolument impossible. Et quand ça serait, je n’ai aucun désir d’y retourner. Et j’ai encore à faire ici. L’autre jour,- apparemment vous n’avez rien remarqué, – comme nous redescendions, par l’entrebâillement d’une porte j’ai vu un homme en blouse blanche qui parlait avec le contremaître et il avait une bande magnétique sous le bras. – C’est normal, non ? dans un centre qui accueille des équipes scientifiques. – D’une, le gros nous a menti, puisqu’il a prétendu être inoccupé. Et de deux, s’il y avait eu unei équipe scientifique, elle aurait laissé des traces, on aurait vu des gens et du matériel. Nous avons eu le temps de faire le tour de la maison et sauf ce que je viens de vous dire, nous n’avons rien vu. – Et alors ? – Alors je suppose que nous n’avons pas tout vu, que nous n’avons pas vu le plus important. – Bah ! Je ne vous ferai pas changer d’avis. Et vous êtes assez grand. En tous cas vous ne pouvez pas retourner là-bas, c’est trop dangereux maintenant. – Je sais bien. – Ecoutez, il faut que vous rencontriez mon ami Orlando Kinch. Venez avec moi finir la soirée chez la Française. – Chez la Française ? – Oui. C’est une maison. Nous y trouverons peut-être Kinch, ou la Française me dira où le trouver. Et puis, nous avons besoin de nous amuser un peu. »
***
Nous sommes allés au bordel, donc, le capitaine et moi. Chez la Française. Au milieu de la nuit, dans une chambre sombre où passe par une cloison à persiennes un peu de lumière de la pièce contigüe, je suis allongé, accoté au corps d’une femme à la peau noire, au milieu d’un grand lit et dans un désordre d’étoffes, nous parlons tandis qu’elle me branle doucement. Nous parlons à voix sourde et nous parlons portugais parce qu’elle vient de l’est. Je parle seul, regard à la verticale, je lui parle dans un portugais hésitant et approximatif et je lui parle des îles. Jour de commémoration, tant pis, je suis trop saoul et je me laisse aller. Je parle des îles dans un portugais hésitant et approximatif. Elle me questionne d’une voix sourde, elle me branle de la main gauche et de la droite se prépare le sexe. De sa main noire elle tient ma queue qui devient blanche dans la pénombre. Je ne sais plus où j’en suis. J’ai un grand verre vide sur la table de nuit à côté du lit, une sorte de punch.
Nous sommes sortis de l’hôtel et nous sommes allés dans la nuit moite chez la Française. « Chez la Française », c’est une grande maison de style colonial, en bois, dans un parc un peu négligé. Au centre de la façade s’ouvre sur le jardin par un perron de pierre un salon carré. Dans l’aile droite une pièce rectangulaire également partagée par une cloison mobile à persiennes. La chambre par où l’on pénètre est éclairée, assez faiblement par deux lampes à pétrole, elle est meublée d’un canapé, d’une table ronde et d’une desserte, des cadres aux murs, paysages tropicaux lumineux et précis sous d’immenses ciels de fin ou de début de journée, c’est-à-dire de vastes zones orangées et des nuages qui s’étirent horizontalement. L’autre chambre, qui donne sur le jardin, est sans lumière, occupée en son milieu par un grand lit.
Nous sommes allés chez la Française, nous sommes entrés par le jardin dans le salon. Il y a du monde. La Française est venue vers nous, une femme d’une trentaine d’années assez forte aux cheveux acajou. le capitaine lui a baisé la main et m’a présenté. Elle a souri, elle avait une trace de rouge sur les dents. On nous a fait passer du punch. Des couples se sont mis à danser. « Pardonnez-moi, je vais vous laisser. Amusez-vous. »: le capitaine sort du salon avec la Française et une des filles, très belle, que j’avais déjà remarquée, qu’on ne pouvait pas ne pas remarquer, à cause de sa haute taille, au moins à cause de sa haute taille. Par une porte elle disparaît avec le capitaine et la Française. Je ne sais trop quoi faire, je ne connais personne. Mais une fille est près de moi. « Tu danses? » Je dis que non. « Tu as besoin de parler, viens. » « Peut-être, oui. » Comme son visage est très doux, je la suis.
Une fillette indienne est assise dans le couloir, par terre. « C’est Manuela. Elle va nous prendre à boire et à fumer. » Elle se penche à l’oreille de la petite. Ouvre la porte, pièce éclairée par deux lampes à pétrole, nous nous asseyons dans le canapé. Maisons blanches adossées à la verdure de part et d’autre du large chemin de terre rouge qui descend vers la rivière, sous le grand ciel. Au premier plan une petite église sans décoration qu’un portique sur la façade et des noirs en paysans de comédie. Un gros ananas dans un buisson vers la gauche. Manuela apporte sur un plateau d’argent des verres de punch rouge et de punch blanc. « Qu’est-ce qui ne va pas? Je te fais peur? Sous la peau nous sommes pareils. – Tu n’en crois pas un mot. Ce n’est justement pas une question de peau. C’est peut-être ce que tu disais tout à l’heure, que j’ai besoin de parler. – Alors parle ! Non … attends. Viens avec moi. »
***
Elle est d’abord couchée sur le côté. Je suis allé jusqu’aux persiennes qui ferment la pièce du côté du jardin puis j’ai jeté ma veste, que je tenais depuis un moment déjà à la main, sur une chaise, j’ai posé le verre de punch sur la table de nuit et je me suis allongé sur le dos, yeux au plafond, tandis qu’elle tire la cloison. Le lourd battement d’un hélicoptère traverse le ciel au-dessus de nous. Je tourne la tête vers elle, elle dégrafe sa robe, robe à la créole, de coton et de soie rose. « Non, reste comme tu étais, ne me regarde pas. » Elle fait en me regardant en biais une grimace amusante, une minauderie taquine. « Je te défends de me regarder ! » Elle parle, elle se raconte, brutalement et simplement, l’Océan, son enfance, les hommes. J’entends le frôlement des étoffes qu’elle laisse glisser sur le sol puis je sens sur le matelas son corps s’allonger à côté du mien. « Et toi, d’où viens-tu ? » Et je me mets à parler, enfin.
Elle est d’abord couchée sur le côté, sur le côté droit, tournée ainsi vers moi qui suis à sa gauche, elle est nue et j’ai les yeux tournés vers le ciel, je parle des îles, je parle d’où je viens mais pas d’où je suis, pas d’où je suis né, je parle d’où je viens. Elle allonge la main gauche vers mon col. Je tressaille et m’interromps. Elle dit : « Ne t’arrête pas. » Alors je continue. Je reprends de parler, ça m’est facile. Je demande « Tu m’écoutes ? », elle réponds « Oui, je t’écoute. » Alors je continue. Elle défait la cravate, les boutons de la chemise dont elle écarte les pans, elle défait la boucle de la ceinture, ouvre le pantalon. Et ma voix, qui était encore un peu tressautante, prend maintenant son régime.
Un esprit reste et se meut, un esprit subalterne, comme un chat hante la maison abandonnée par ses maîtres ou comme un chien se laisse mourir sur une tombe, se meut dans l’espace obscur de la seconde maison. Parce qu’elle était vaste, elle paraissait vide et bien qu’elle nous causât, et à nos visiteurs, une sorte de malaise ou d’angoisse, nous l’aimions parce que nous la disions belle. Elle est couchée sur le côté, le plan du bassin perpendiculaire au plan du lit mais sa main droite est descendue vers son sexe, le milieu de son bassin, alors le plan du bassin pivote. Moi évidemment, qui parle des îles les yeux tournés vers le ciel, je n’en vois rien mais mon double.
Mon double qui crucifie la pièce de ses membres, et plus encore, mon double voit, voit le pivotement du bassin, voit la position des deux corps rapprochés et parallèles, les différences fines et régulières de pigmentation sur la peau tendue et courbe et les raies de faible lumière qui la barre, la connexion de ces deux corps et la modification du corps de la femme, sa lente déclinaison, mon double voit ça très bien et mieux encore il le sent, il est ce corps qui change doucement. Et si ce double semble trop fantastique, alors c’est un souvenir, oui, la maison était plus haut encore dans les collines et il y avait bien des cerisiers et dans la chambre une autre, qui avait la peau aussi noire, était couchée sur le ventre et j’avais quitté mon corps, mon regard était devenu le regard du double, éperdu mais froid, terriblement abstrait, et il flottait au-dessus d’elle comme ma main passait sur la peau de ses fesses, s’étonnant de la trouver si lisse. Ou, comme dans la montagne, un été torride mais les nuits étaient fraîches, nous habitions pour la saison un appartement dans un hameau, juste sous la crête, de maisons étroites et hautes, que la route traversait, et dans la chambre de cet appartement de la montagne, je lui demandai de figurer avec moi la scène que j’étais en train d’écrire et elle tînt le rôle de l’une tandis que ma main droite faisait le rôle de l’autre, alors aussi mon regard flottait au-dessus de mon corps, de nos deux corps, et ainsi ce regard voyait et segments de corps, mains, membre connectés et plans de ventres et attitudes de corps, et deux corps sur un couvre-lit dans une chambre louée et un peu sinistre, et les trois corps nus dans le pré aux amandiers.
Je ne vois pas mais il y a qu’alors la main droite s’allonge vers le pubis, que les longs doigts de la main droite glissent vers le pubis, sans que les phalanges fassent aucun angle, que l’extrémité des doigts touche les premières touffes, l’axe du bassin reste perpendiculaire au plan du drap et le genou gauche plié selon un angle droit ; tandis qu’ensuite l’extrémité des doigts appuie sur le gras du pubis et la paume couvre le ventre où ils touchaient, le genou gauche remonte et ferme son angle et le bassin commence de pencher sur ce côté; et tandis qu’ensuite les deux doigts, hors le pouce qui reste perpendiculaire, extérieurs, l’auriculaire et l’index, s’engagent dans les plis de la jonction du pubis et des cuisses et que les deux médians, le majeur et l’annulaire, couvrent, sans y appuyer, les lèvres, le bassin penche un peu plus et la face interne de la cuisse se rapproche du drap; et tandis qu’ensuite la main remonte et remontant tire en arrière le capuchon du clitoris, l’axe du bassin se redresse vers l’orthogonale; et tandis que la main répète le mouvement mais majeur et annulaire s’insinuant plus profond dans le sillon entre petites et grandes lèvres, le bassin penche à nouveau et plus encore et aussi la main descend plus bas et se ferme en coquille, l’extrémité des doigts presse l’espace entre le sexe et l’anus et la toison est contenue dans le creux de la main, le bassin finit alors de basculer, la jambe gauche s’allonge, tout à fait, et le ventre touche de toute sa surface le plan du drap sauf ce qu’en sépare le poignet droit et aussi tandis que la main remonte, le majeur s’attarde sur le capuchon du clitoris et esquisse un mouvement de va-et-vient latéral, le bassin alors se redresse, une dernière fois, selon un angle de quarante cinq degrés avec le plan du drap en même temps qu’une dernière fois le genou gauche s’avance et se plie.
Et la main répète le mouvement mais l’index prend la place du majeur et le majeur celle de l’annulaire et ils s’enfoncent dans le sillon des lèvres, là ouvrent leur fourche, s’écartent l’un de l’autre, décollant ainsi les bords de la vulve, et à la remontée l’index branle brièvement le clitoris et tandis qu’ensuite la main répète une nouvelle fois le mouvement mais en bout de course le majeur pénètre profondément dans le conduit du sexe et s’y enduit d’humide qu’il étale remontant à l’intérieur de la vulve et séparant les lèvres qui s’ouvrent alors, aussi il branle un peu plus longuement le clitoris, le ventre s’applique sur le drap pour y rester, jambes allongées droites et le cul un peu relevé; et tandis que la main répète encore le mouvement mais elle se met à l’oblique de l’axe du sexe où le majeur pénètre tandis que l’index branle le clitoris et à partir de ce moment le mouvement de la main se fait beaucoup plus court et moins régulier, le majeur branle profondément le conduit et y cherche l’humide qu’il étale à l’ouverture, le ventre reste contre le drap, les cuisses s’ouvrent plus larges aussi et le cul se lève plus haut et par moments le bassin se lève un peu mais du côté droit cette fois pour donner de l’aise au mouvement du poignet ; et pendant tout ce temps la main gauche branle régulièrement le sexe de l’autre corps qui est couché sur le dos et qui parle.
Elle est allongée sur le ventre, les deux bras tendus, le cul un peu relevé, la joue droite, sa tendre joue posée sur le mol oreiller et me regarde. Elle approche son visage et me mord l’oreille et dit: « Tenho vontade de ti. » Comment savoir ? Mais mon coeur bat. Je me tais, elle me lâche un instant, m’enfourche, passe sa cuisse gauche par-dessus moi, nous nous réajustons au milieu du lit. Elle me ressaisit, frotte ma tête de poisson contre l’huis de ses lèvres. Elle dit: « Ne t’arrête pas. » Alors je dis que j’en ai mon saoul de cette verdure du souvenir, de ces forêts impénétrables, arbres millénaires toujours là enracinés à la même place, de ces écorces lisses, noires et gluantes d’humidité, de cette ombre verte, que j’en ai mon saoul, mon prou, j’en ai ma ration, ma raison, ma part, mon pied, j’en ai mon content, ma claque, j’en ai jusque là, jusqu’à la nausée. Et je me sens glisser dedans tout au fond et elle en même temps émet un ah de gorge. Et je dis que lâché là-dedans on ne pénètre pas, on devient morpion parmi les autres morpions, reptiles et papillons, on rampe et on devient gluant comme un poisson, on devient venimeux. Je ne raconterai pas. Il fallait faire ses preuves. Courir. Cris d’oiseaux, ricanements accusateurs. Je ne raconterai pas mais imagine bien qu’il fallait faire ses preuves. Son visage est au-dessus, presque contre le mien, tout perlant de sueur, le blanc de ses yeux et une sorte de sourire. J’entends la musique qui vient du salon, percussions et trompettes. Ils montaient en procession et certains d’entre eux choisissaient les arbres à abattre, toujours à la lisière ou près de la lisière. Je me raidis pour une jouissance brève, aigüe et imparfaite.
Tout ça n’est rien, dis-je, la prenant par les épaules et la recouchant sur le dos à mon côté, tout ça n’est rien. C’est avant, et ailleurs. Je vivais reclus au fond du navire et, sans décision, je devenais chaste et blanc comme une larve. Mais ce n’est pas encore là le moment, le moment c’est lorsque je remontai, que le soleil m’éblouit et toutes les facettes de la mer. Le capitaine m’avait accueilli sur son bateau alors que j’en étais venu à être haï et méprisé de tous. Et m’était venu un saint dégoût du sexe, j’avais lavé mes yeux des images. Et, je le répète, ce fut sans décision. J’étais descendu à fond de cale parce que je n’avais nulle part autre où aller. Et là je me suis nettoyé, je me suis lavé de toutes les images qui me collaient à la cornée. Je te raconte ma vie et toi, tu m’écoutes ! Payée pour ça. Amen. Je suis donc remonté de la cale, et j’ai rencontré le lion. C’est là que les choses ont commencé à se gâter. Je suis revenu avec un livre. Tourne-toi.
Elle s’est tournée sur le côté gauche, j’ai pris ses flancs et j’ai planté ma queue en elle, collé mon ventre à son cul, me suis vissé, serré son sein et caressé son visage, les doigts sur ses yeux et elle a pris mes doigts dans sa bouche et ma main est passée sur le devant de son corps, sur les formes de son corps, son sein petit et dur comme un rêve de pierre. Je suis remonté de la cale en clignant des yeux, cligné de l’œil aussi vers le soleil : « toi, mon vieux, tu ne me verras pas longtemps ! » La mer de toutes ses facettes et de toutes ses odeurs. Sur l’horizon il y avait une île, une montagne pelée, fauve. Imagine: un couple voyageait avec nous, un gros homme et une jeune femme blonde, et je les ai vus sans le sexe.
Imagine, je voyais enfin, je les voyais comme s’ils avaient été complètement dénudés, ça devenait atrocement simple. Je voyais comme je te vois. Je vais te faire de la lumière à l’intérieur…
Mais on gratte contre la cloison. « Que? » C’est Manuela qui dit tout d’un trait: « Señor, señor, el señor capitán envía decirle que el señor Kinch está aquí e que lo esperan. » La voix pressée de la fillette. Je me dégage. « Qu’ils aillent au diable, qu’ils aillent se faire foutre en enfer ! » Fini.
Pas bien, moi, pas bien. Fini.
Dans le couloir (je sors en boutonnant ma chemise, la veste sous le bras), splaf !, j’entends derrière moi: Manuela vient de prendre une gifle. Apprend le métier. Pauvre nine.
***
« Alors, avez-vous bien joui de votre part d’exotisme? » Ça commence mal. Orlando Kinch est un homme de petite taille, presque maigre et très musclé. Son visage a de remarquable un front immense sous des cheveux blonds, presque blancs, en mèches séparées, et des yeux bleu pâle, ronds, saillants et humides. Nous ne parlons pas longtemps. Le capitaine lui a dit mes curiosités, il ne peut m’aider en rien mais que je passe tout de même souper chez lui demain. Rien à dire de plus.
Le capitaine et Kinch poursuivent leur conversation, en anglais. La fille si belle et la Française sont parties. Je me suis assis dans un fauteuil et je tâche de regarder les deux hommes. Ça ne va pas fort, j’ai beaucoup de mal à focaliser le regard et par moments me revient la familière sensation que le fauteuil bascule vers l’arrière, m’entraînant avec lui. Je me lève et retourne vers la chambre. Elle est vide. Je vais alors dans le grand salon. La moitié des lampes sont éteintes, la lumière est dorée et il flotte une assez lourde odeur de haschisch. Il reste du monde, en groupe contre les murs, qui conversent. Ces gens donnent une impression d’aise et de civilité. Trois officiers aussi qui semblent tout juste arrivés. La Française est assise sur un divan au fond de la pièce, ses jambes repliées sous elle, cinq ou six hommes sont autour d’elle, assis sur le divan ou par terre, un autre est debout à côté, son smoking garde un pli impeccable, il est droit appuyé contre le mur, une flûte de champagne à la main droite, de temps à autre il sort la gauche de sa poche pour se lisser la moustache ou pour passer un petit mouchoir sur son front. La Française sourit largement, se tourne vers l’un ou vers l’autre. Je croise son regard.
Je m’avance dans la pièce et demande à une fille si elle a vu celle qui était avec moi tout à l’heure, en début de soirée. La fille me regarde. Iolanda ? Elle l’a vue passer, elle est partie dans le jardin. Je sors sur le perron et je plisse un instant les yeux vers la végétation. Je sens mes actes incongrus et je n’ose appeler. Je descends les marches du perron. Rires étouffés dans mon dos.
Je suis les allées comme je peux et manque me perdre. Des branches poussent à hauteur d’homme qu’il me faut écarter et souvent, faute de les voir, je m’y heurte ou elles me giflent. Personne, évidemment. Je marche longtemps comme ça, au hasard, et je ne rencontre personne. De temps en temps les lumières de la maison me réorientent. Ça se tord à l’intérieur, je me plie sous un buisson et je me vide. Une minute je perds la vue. Vidé, de force comme de matière, je retourne vers la maison. Je pénètre dans la chambre, me laisse choir sur le lit et tout de suite m’endors.
Je me suis endormi habillé, le nez dans nos odeurs et dans son parfum, tout juste si j’ai retiré mes chaussures. Dans un demi-réveil je crois me sentir nu et un corps de femme à côté du mien sur qui je pose la main. Je me réveille seul dans le lit, nu. Je m’assied, la moustiquaire pend autour de moi, mes vêtements sont sur une chaise, pliés. Je cherche ma montre et comme je ne la trouve pas d’abord je la crois disparue. Elle est dans une autre poche, il est deux heures de l’après-midi. Je m’habille et je vais où j’entends des voix, dans le salon. La Française et quelques unes de ses filles font le ménage. Elles ont changé leurs toilettes de la veille pour de simple blouses de coutil. Iolanda est là et elle sourit, comme les autres.
« Ah, vous voilà, vous ! dit la Française. Vous avez eu un bon sommeil? – Oui. Oui, oui. Merci. Merci de votre hospitalité. – Vous n’avez pas faim ? maintenant que vous avez bien dormi. – Une tasse de café me contenterait tout à fait. – Quelles mauvaises habitudes. Asseyez-vous là. » Je prends place à une petite table marquetée et on pose devant moi une assiette de porcelaine et des couverts d’argent. Et on apporte des jus de fruit et des fruits frais, des jus de fruit à peine relevés d’un trait d’alcool de canne et des crêpes de maïs, des haricots noirs, un poisson grillé et des chaussons à la viande et au piment. Je mange de tout avec appétit et lorsque j’ai terminé, on me sert d’un café marron, épais et parfumé. Une fille pose un disque sur le phonographe. « Vous avez la belle vie, jeune homme. Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? – Rien. Ou que cette vie n’est pas la mienne. Cette vie que je vis n’est pas ma vie. – Trop joli pour être honnête, votre réponse. – Oui, sans doute. » Je me lève. « Ou alors c’est que vous êtes sous l’effet d’un charme. – Bah? » Je prends congé. Il est trois heures et demi, j’ai le temps de passer à l’hôtel prendre une douche et me changer avant d’aller souper chez Kinch.