Enroulé dans un sac de couchage tout à côté de la salle des machines. J’ai fait presque tout le voyage enroulé dans un sac ou dans des couvertures à même le sol, dans l’entrepont, pas loin de la salle des machines. Il y avait tout le temps le bruit des machines. Continuellement. Je m’endormais, rêvais, me réveillais avec le bruit des machines. Je dormais presque tout le temps. Non, c’est un peu exagéré, je dormais beaucoup, beaucoup plus que d’habitude, et je rêvais beaucoup. Je passais aussi beaucoup de temps allongé dans mes couvertures à me remémorer mes rêves, à me les raconter. Lorsque je me levais, j’allais dans la cuisine.
Je ne suis presque jamais allé sur le pont, la mer, le ciel, la lumière, le vent, vraiment pas envie, ça me faisait mal à la tête. Et pas envie non plus de revoir la femme du gros type en costume blanc, ou plutôt, envie peut-être mais je ne voulais pas. Une fois je suis resté une bonne heure à la regarder d’un pont supérieur. Elle était allongée sur son transat, à peu près nue, un tout petit deux pièces, le bas tellement petit que ça dépassait un peu de poil blond de toutes les lisières, et elle ne bougeait que pour se réajuster sur la toile du transat, soulevait le bassin. Je l’ai regardée pendant une bonne heure ensuite je suis redescendu dans ma couverture, un peu dormi, rêvé d’elle, me suis branlé et j’ai salopé ma couverture. Donc je ne remontais pour ainsi dire jamais. Pas seulement à cause d’elle, je l’ai dit: la lumière, le vent. Passais tout mon temps dans les entrailles du navire, pâlissais, ma peau brune pâlissait. Une fois le capitaine m’a dit: « Vous devriez venir souper avec nous. Vous vous lavez et je vous prête un de mes costumes, nous avons à peu près la même taille. » Non merci! Pour me retrouver à la table du capitaine avec le gros type et sa femme, faire montre d’esprit, dire des choses intéressantes, non merci.
Je me levais et j’allais dans la cuisine. Le cuistot était un nègre corpulent qui m’avait à la bonne. J’arrivais en dehors des heures de repas, il me donnait à manger, souvent des trucs avec du riz, épicés, ou des œufs au lard, avec ça il me servait de la bière ou du café. Il avait aussi des livres, des livres à lui dans un coin de sa cuisine, jaunis et graisseux. Il m’en prêtait un de temps en temps. Il en avait une trentaine dans une caisse, dans un coin de sa cuisine. En fait j’en avais tout le temps un, lorsque j’avais fini il m’en prêtait un autre. Je lisais le livre en mangeant et je le gardais pour retourner dans mes couvertures. Le cuistot n’était pas très bavard, ni moi.
M’arrivait aussi d’aller dans la salle des machines, je les aidais un peu, pas longtemps, une heure ou deux ou trois, permettais à un type d’aller s’aérer un peu. Les types me racontaient leurs histoires, des histoires terribles, je les écoutais mais je ne retenais rien, trop occupé par mes rêves. Il m’arriva que plusieurs s’enchaînèrent d’une nuit sur l’autre. Ce n’est pas une chose qui m’arrive souvent. Je rêvai des îles, une île puis l’autre.
Je raconte ça parce que tout à l’heure je me suis allongé, j’ai commencé à me raconter à nouveau l’île du lion, suivre le fil, la réécrire dans ma tête et peu à peu je me suis endormi et j’ai continué à rêver l’île du lion, la suite, une autre suite.
Et puis le coup de téléphone de Toussaint m’a réveillé. Me souviens plus de rien. Tant mieux.