Les Îles

L’ÎLE DU LION. Il devait être près de midi lorsque nous pénétrâmes dans l’anse. Ayant peu d’appétit, je quittai tôt la table et montai sur le pont contempler l’île en fumant une cigarette.

PREMIÈRE ÎLE. Si j’ai choisi cette île – mais je ne suis pas sûr de l’avoir choisie – c’est parce que si la température y est généralement douce il y neige parfois l’hiver.

J’habitais avec ma compagne une grande maison de bois foncé qui, comme les autres maisons de l’île, était bâtie sur de courts pilotis. L’unique ville était dotée d’un double système d’artères, un réseau complexe de canaux et de bassins, “places” autour desquelles se montaient les maisons, et, suivant ceux-ci, entourant ceux-là, des quais de bois reliés par des ponts étroits. Notre maison occupait avec une autre le fond d’un bassin à forme de trapèze allongé sur la hauteur et augmenté d’un rectangle dans le prolongement de la base. Il n’y avait pas de quai devant elle, de sorte que pour passer d’un côté du bassin à l’autre il fallait soit la contourner, et sa voisine avec elle, soit faire le tour du bassin. Une galerie couverte par la continuation du toit prenait la place du quai, elle communiquait à gauche (en regardant la maison, ce qui est la droite pour qui, de la maison, regarderait vers le bassin) avec le quai par un petit pont assez malcommode. La balustrade, régulièrement scandée par les piliers soutenant l’avant-toit et la galerie et qui finissaient par le bas en pilotis, s’interrompait à droite (pour qui regarde la façade) sur un escalier, en bois, comme à peu près tout sur cette île, dont la dernière marche était à la surface de l’eau et qui permettait d’accoster directement chez nous. Derrière cet escalier s’ouvrait l’unique porte de la maison, large et haute, dont chaque montant était sculpté de figures grotesques et lisses, grimaçantes ou érotiques. L’intérieur n’était aménagé que d’une estrade au fond, contre le mur de gauche, sur laquelle étaient posés les lits, grands coussins plats servant de matelas ou l’hiver de couvre-pieds et couvertures à dessins géométriques, et d’un banc tout le long du mur faisant face à la porte. Les poutres de la charpente étaient sculptées comme les montants de la porte mais plus finement et elles mettaient en scène une sensualité plus violente. De ces poutres pendaient de grosses lampes à huile en bronze, trois, à un mètre quatre-vingt du sol environ. Le reste de l’ameublement consistait en deux braseros, un petit, mobile, et un grand sur lequel on faisait la cuisine, deux coffres dont l’un était sculpté comme les poutres et les montants de la porte et l’autre seulement de quelques motifs sur les arêtes. Plus une table basse, dans le coin gauche de l’estrade, écritoire sous lequel je croisais les jambes, une lampe à huile était posée dessus. J’avais fait ajouter des étagères sur le mur de la porte, au-dessus des coffres, pour servir de bibliothèque. A part quelques nattes sur le plancher, différents objets et vêtements éparpillés, quelques coussins sur le banc, il n’y avait rien d’autre. Ce qui faisait paraître la pièce très grande. Cette maison ne contenait qu’une partie de mes affaires, l’autre et la plus grande partie des affaires de ma compagne étaient restées, à cause de notre lenteur à déménager, dans la maison de celle-ci, plus petite et d’un bois plus clair. La façade de cette maison donnait sur l’augment rectangulaire du bassin dont notre maison occupait avec une autre le sommet. Alors que toutes les maisons occupant la partie principale du bassin, dont la nôtre, étaient de construction traditionnelle et bien que la maison de ma compagne fût, elle aussi, de construction traditionnelle, elle était environnée de petites maisons modernes en contreplaqué blanc. Elle était plus petite et d’un bois plus clair que celle précédemment décrite, moins ornée, elle n’était sculptée que sur les montants de la porte, plus grossièrement. Nous y couchions souvent, presque autant ou même sans doute plus que dans la nouvelle.

Lorsque je revins de l’île du lion, ce devait être vers la fin octobre. Longeant les canaux, je gagnai directement ma maison, au fond du bassin. Ma compagne était absente et je m’endormis rapidement, le livre posé sur un des rayons de la bibliothèque d’où je ne l’ai pas bougé depuis.

LE LIVRE avait été posé à plat sur la deuxième étagère. Le livre était posé sur le deuxième rayon de la bibliothèque, à plat, légèrement de travers, le dos vers l’extérieur, avec à sa droite plusieurs livres debout ou penchés et à sa gauche une statuette de schiste noir. Il y avait d’autres statuettes sur la bibliothèque et plus de livres dans la pièce. Ils étaient entassés en plusieurs endroits, surtout à côté de la table basse occupant le coin gauche au fond de l’estrade, sur cette table une assez grosse lampe à huile en bronze, sur le coin supérieur gauche, à quelques centimètres du mur, là superficiellement brûlé. Sur le milieu de la partie droite de la poutre située en avant du rebord de l’estrade est sculpté un monstre assis de face, au membre érigé, que tiennent deux femmes. Leurs seins sont lourds. Le bois est lisse et brillant, presque noir. Devant la porte un escalier descend dans l’eau verte avec à sa droite un poteau planté dans la vase où accrocher les amarres. Le bois des constructions provient des forêts de l’intérieur de l’île dont toutes les essences ont en commun l’imputrescibilité et la résistance au séjour dans l’eau. Ces forêts bien qu’exploitées sont inhabitées.

Les deux maisons occupaient le fond d’un bassin de forme trapèze et allongée. Celle de droite était légèrement plus petite et d’un bois moins foncé. Aucun quai ne passait devant ces deux maisons de sorte que pour passer d’un côté du bassin à l’autre, il fallait soit les contourner soit faire le tour du bassin, ce qui, compte tenu de l’augment rectangulaire qui l’affectait sur sa base, était beaucoup plus long. Les deux maisons avaient chacune une galerie couverte sur le devant, chacune reliée avec un quai. Les deux galeries ne communiquaient pas entre elles. L’espace vide entre les deux maisons était rempli de plantes sauvages, des joncs.

Les forêts de l’intérieur de l’île, d’où provient le bois de toutes ses constructions, sont inhabitées. Les essences sont multiples et donnent un bois plus ou moins dur, plus ou moins clair. Les plus grands arbres donnent un bois très foncé, presque noir, avec des reflets bleus, très dur. Les maisons les plus anciennes sont faites dans ce bois.

UNE PIROGUE glisse sur l’eau opaque du canal. Un homme la pousse d’une gaffe. Elle traverse maintenant le grand bassin et se dirige vers la maison qui en occupe à gauche le fond. A l’avant, sur un banc, est posé un groupe sculpté dans un bois dur et noir: un monstre assis, de face, et deux femmes qui tiennent son membre, érigé. Leurs pieds sont cambrés et leurs chevilles fines. Le sculpteur a dû faire poser. Celle de droite est allongée sur les genoux et sur un coude, ses fesses sont écartées.

Sur la proue de la pirogue qui approche de la maison noire est sculpté un monstre assis, de face, et deux femmes qui tiennent son membre. Leurs pieds sont cambrés et leurs chevilles fines. La même figure est symétriquement sculptée de l’autre côté de la proue qui avance au-dessus de l’eau calme, verte et opaque. La pirogue est faite dans ce bois d’un brun très foncé, presque noir, que donnent les plus grands arbres de l’intérieur.

L’homme est assis sans chemise sur l’arrière de la pirogue. La pale de sa pagaie est peinte. Lorsque la barque a passé le poteau planté dans l’eau qui sert de bitte d’amarrage, on aperçoit sur sa poupe un relief de bois noir: un monstre assis au membre érigé que tiennent deux femmes. Pieds cambrés, chevilles fines, fesses écartées.

L’ÎLE AUX SINGES. Il nous reçut peu après, vêtu d’une blouse blanche passée sur le gilet de son costume noir. Il était grand, mince, portait une barbe noire et des lunettes. Il nous souhaita le bonjour en s’excusant de ne pas avoir été là, sur le débarcadère, pour nous accueillir. Il avait d’abord fallu finir quelque chose d’urgent dans le laboratoire. Il changea sa blouse contre la veste du costume et nous conduisant au salon me dit qu’il connaissait l’objet de ma visite et qu’il ferait tout pour que mon séjour se passe dans les meilleures conditions possibles.

SECONDE ÎLE. Avant, j’étais peintre. Sur une autre île, plus au sud. J’ai exercé le métier de peintre à fresque au début de mon séjour dans les îles. L’île était plus sèche et plus grande. Je n’avais été que très rapidement formé aux règles. Mes commandes venaient habituellement de maisons modestes, quelques fois de maisons riches. Je peignais habituellement des maisons modestes, quelquefois des maisons riches. L’île était plus sèche et plus grande. Toutes les maisons y étaient blanches, assez basses et avaient des toits plats. J’habitais une petite maison chaulée, près de la mer, derrière une plage. Toutes les maisons de l’île étaient blanchies à la chaux. La mienne était située derrière des touffes d’herbe sèche face à la mer. Elle était basse, avec un toit plat, ne comportait qu’une pièce. J’habitais une petite maison au toit plat et aux murs blanchis à la chaux, derrière une plage, face à la mer. La pièce unique était meublée d’un lit bas et étroit dans le coin gauche du mur du fond.

J’évoquerai maintenant l’épisode le plus marquant de mon séjour sur cette île.

Comme je peignais les murs d’une maison riche, c’était tout au début de mon travail, je me souviens que lorsque je la vis pour la première fois je venais juste de terminer l’enduit. Elle était la fille du maître de maison. Elle avait pour amie une étrangère aux cheveux blonds, du même âge qu’elle. Son amie était discrète. Une seule fois, c’était dans un pré où poussaient quelques amandiers, nous nous étions tous trois dénudés, toutes deux me saisirent. Le père apprit quelque chose et me fit bastonner. Je représentai cette histoire à fresque dans deux maisons. Puis je quittai l’île.

J’HABITAIS dans le quartier est de la ville, une maison qui donnait sur une place carrée. Ma maison était basse, blanchie à la chaux, elle ne comportait que deux pièces. La façade était percée d’une porte et d’une fenêtre. Toutes les maisons de la ville était blanches. Celles des quartiers récents étaient basses. Les maisons de la vieille ville s’élevaient parfois jusqu’à trois étages. Il n’y avait qu’une ville sur l’île où j’exerçais le métier de peintre, située dans une plaine assez vaste, un peu en arrière de la côte. Le cours d’eau qui la traversait du nord au sud faisait une boucle. Les rues des quartiers récents étaient plus larges et régulières, parfois plantées d’arbres. Les plus pauvres habitaient dans la vieille ville, les plus riches sur les collines avoisinantes, au milieu des jardins.

L’ÎLE DU LION. Quand le lendemain matin le capitaine Flush de retour dans l’anse envoya un canot pour me reprendre, j’avais peu dormi et je n’emportai de l’île qu’un livre que je plaçai sur les rayons de la bibliothèque, dans ma maison de bois, et que je n’ai jamais ouvert.

Nice – Rourebel, 1973