Californie

On se souvient que je remontai l’Amazone et comment je rencontrai C. à Buenos-Aires, quelle expérience se fit en moi sur la crête des Andes, comment fut peu après fondée la compagnie du gai savoir et quelles furent nos aventures au Mexique. Et bien, les cinq membres de la compagnie du gai savoir, tous mâles désormais, se retrouvèrent un matin d’août 83 à Los Angeles, dans une crèmerie pour étudiants. La jeep avait rendu l’âme et bien fondu l’argent d’Acapulco.

La route traversait le désert, il y eut un bruit et le moteur cessa de tourner. Un coup d’œil sous le capot suffit pour constater que le moteur était mort. Pas d’habitation alentour mais une automobile passa et envoya la dépanneuse. Le garagiste était cinquantenaire, brun, gros et sale. Un vigoureux garçon tenait la station service et la femme du garagiste s’occupait du motel. La femme du garagiste était jeune, blonde, bien faite et elle avait les lèvres rouges. « Le moteur est mort. » nous dit le garagiste et il nous proposa de racheter la jeep au prix de la ferraille. « Vous devez vous ennuyer ici ? » demanda Jean à la femme du garagiste et elle répondit: « Oh, non. Il passe toujours quelqu’un. Et puis il y a du travail ». L’employé semblait tendu. Il avait des livres dans sa chambre et n’était pas du coin. Le motel était vide. Les chambres donnaient de plain pied sur ce qui devait avoir été une pelouse et qui à présent rappelait un jardin zen, en plus sobre.

Le lendemain cinq heures d’autocar jusque Los Angeles. Le chauffeur devait attendre quelque chose ou quelqu’un: l’autocar restait arrêté au milieu de la place et ne repartait pas. La climatisation fonctionnait mal. Nous descendîmes nous dégourdir les jambes et l’un de nous remarqua une crèmerie pour étudiants. Nous n’avions pas envie de remonter dans le car. Nous prîmes nos bagages.

Quant à son aspect, on aurait supposé cette place d’un faubourg de la périphérie. Mais nous avions traversé déjà tant de faubourgs qu’il fallait bien qu’elle fût près du centre. Ou alors c’est que l’autocar continuerait ainsi indéfiniment à traverser des faubourgs résidentiels vers un centre qui comme un mirage reculerait sans cesse, se vidant de ses occupants au fur et à mesure que ceux-ci comprendraient ou que par lassitude ils renonceraient à atteindre le terminus.

Un ou deux bouquets de gratte-ciel sont entourés de banlieues informes sur une étendue plus grande que nulle part au monde. C’était une place pas très grande et rectangulaire, occupée par un parking et longée par une avenue à large trottoir planté de palmiers. La crèmerie était derrière ces palmiers. Je me souviens que je commandai un banana split.

Nous étions un peu désemparés. Jean, qui ne nous avait pas vraiment pardonné d’avoir empêché son mariage, réclama sa part de ce qui restait d’Acapulco. Il y eût des protestations et une discussion âpre jusqu’à ce que, la mort dans l’âme, je me lève et dise: « Qu’importe que ses raisons soient mauvaises, Jean a raison: la confrérie est morte. Constatez où nous en sommes, où est notre gai savoir? Nous avons perdu Ariane et Hélène, nous avons perdu la ligne. Nous avons oublié. Nous avons perdu notre savoir. C’est désespérant mais ce que nous sommes en train d’apprendre c’est ça: qu’un savoir peut se perdre. Maintenant notre savoir est entre nous comme un cadavre. Nous ne pouvons plus continuer ensemble. Il nous faut repartir chacun de son côté. » Personne ne protesta: il suffisait que ce fût dit pour devenir notre vérité. On fit le partage de ce qui restait d’argent et on se sépara. On se sépara sans phrase, presque hostilement. Il y eut bien de chacun à chacun une poignée de mains, sans doute nous avions chacun considéré que c’était le geste sobre qui convenait en la circonstance, mais ensuite les poignées de mains me restèrent avec un dégoût, comme une grossière inconvenance. Il eût mieux valu nous embrasser et pleurer.

Je me suis retrouvé avec un vide, d’un coup, comme si on avait levé un rideau sur une scène vide. La glace ne passait pas. J’avais des renvois de banane, de chocolat et de pistache mélangés et j’en avais assez. J’avais perdu mon savoir, ma vie nouvelle. Il n’était pas question que je retourne en Europe ainsi. Et je savais que mon petit capital ne me permettrait pas de vivre longtemps ici.

C’est alors que je me souvins de Joe…