musiciens

Près du torrent, dans l’ombre mixte des arbres, un homme, jeune homme joue de la flûte, grande flûte de bambou au son profond…

Dans la clairière, à trois pas du cours de l’eau, dans la clairière d’herbe tendre inondée de la lumière et de la chaleur d’un soleil vif qui évapore la rosée de l’aurore, une jeune fille, femme ou vieille femme joue d’un instrument à cordes, cithare ou luth, à la sonorité claire.

Enchaînés au temps cyclique.

Le chevalier sur un roncin aux jointures épaisses avance avec peine dans l’enchevêtrement des sous-bois, taches de soleil jouant sur l’acier de son casque, remonte le cours du torrent par le sentier étroit qui le longe. La bergère dans un carré de pré au dessus du sentier, jambes allongées dans l’herbe tendre, qui file.

« J’allais à Jérusalem et me suis égaré. Pastoure, donne-moi de ton lait! »
« Pastoure, je vois tes chevilles. Seule ici avec tes brebis, ne crains- tu pas d’être surprise? »

Lorsqu’il ôte son casque, elle voit que c’est encore un enfant. Elle voit son visage de fille, sa peau blanche comme le lait.

Le jeune homme est accroupi, plantes des pieds à plat sur la surface d’un rocher tout environné de la rapidité de l’eau, cuisses repliées sur les mollets et le cul tendu. Il porte un vêtement de grosse toile sombre, son crâne est rasé, mais montre une repousse noire et drue, sa peau est colorée, presque cuivrée, les mains brunes devant lui jouent sur le tube de bambou et il se balance selon le rythme et selon l’expression.

La femme a posé une large couverture de soie piquée et matelassée vers le haut de la clairière sur l’herbe encore humide, s’est assise non pas en plein soleil mais dans la lumière tamisée par un arbre frêle aux feuilles à peine dépliées.

Ses doigts couleur d’ivoire écarte les cordes devant l’ouverture du luth et sa langue palpite dans sa bouche.

Elle chante.

Ses cheveux sont dénoués et lui font un mantelet jusqu’au tapis de soie, lorsqu’elle baisse la tête deux rideaux de nuits dissimulent son visage.

Mais elle ne baisse pas la tête, elle chante immobile et droite, ce sont à peine parfois d’infimes oscillations obliques ou clôtures de paupières

Elle chante un récit de chevalerie des temps anciens

C’est une vielle femme qui chante et ses cheveux blanchissent à nouveau.

vol

D’un instant seul, un trait de temps, quelques minutes de nuit, ce n’est pas un blason de toi que je veux faire, c’est tracer les limites et le plan et bâtir les structures, les parois d’un séjour éternel auprès de la blondeur de tes cuisses. Encercler, dessiner, délimiter, souligner les linéaments, articuler quelques instants de nuit. Car, comme le vol s’élève, le ciel devient nuit, se purifie de la blancheur qui le faisait jour.

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La tête de l’Aphrodite de Cnide au Louvre

Elle est de marbre blanc et mat et le cheveu
au creux des mèches garde une trace de roux
le devant de la face est sali d’une bande
verticale de gris sur le front et le nez
les lèvres le menton mais la joue reste pure
le marbre là très blanc et brillant de paillettes
je m’approche jusqu’à le retour de mon souffle
sur ma bouche sentir le dessin de la joue
pour moi est signe qui ne peut laisser de doute
comme une morte ainsi la déesse se donne
le visiteur impie rompt le trouble en posant
sur la beauté ses doigts et par ce toucher laisse
dans le marbre poreux des fragments de la peau
grise et morte déjà qui entoure son corps
mais la joue est de neige et pure à mon baiser
aussi l’espace opaque entre les lèvres bées
et deux filets aux coins deux traces de salive
le mortel qu’on trouva dans le temple de Cnide
auprès de la statue de son foutre souillée
il était moins troublé peut-être par le corps
que devant le visage à présent je ne suis
mes lèvres ni mes doigts ne toucheront le marbre.

(octobre 1978)

dit Risso

Quatre étages dit Risso
On n’en sait pas assez
Au bord de la mer il doit y avoir quelqu’arbre
des pins et puis? Il y a les palmiers
non loin derrière les plages plantés
qui pensent à plus loin au-delà
les succulentes, le jardin sous la corniche,
aloès, cactes et la figue de Barbarie.
Et derrière, les aigrures, citrons et oranges
qui sur les trottoirs de Menton
im dunklen Laub glühn
comme des lampions et le kaki
ou plaquemine et le néflier pipa
du Japon pas celui de Belgique.
Et, plus haut, l’étage des arbres de l’Eden,
des terrasses, de l’olivier,
de l’amandier et du figuier
(qu’on m’apporte, disait Épicure,
un petit fromage frais que je fasse bombance)
et le cerisier de l’idylle,
un soir d’été dans un fauteuil de toile
à écouter les oiseaux.
Et, plus haut, où l’homme se retire
sapins, cèdres et mélèzes, etc.,
l’encre et les chemins.
Et plus haut encore, plus haut presque plus rien,
la caillasse, la lune et les lacs nus, ce qui menace.

Les trajets d’A., automobiles

1.

Tu montes la vallée du Var, passes le pont de la Manda
tu prends vers Carros, vers la droite, après Carros le Broc.
Tous les jeudis en voiture noire, toujours la même,
le coffre est dedans, on soulève le dossier arrière et dedans
le bidon d’huile et le bidon de vin et le coussin où
ils s’endormaient, les enfants, le soir au trajet de retour.
A l’arrivée parfois le cinéma sur la place, l’écran tendu
entre l’église et l’école, chacun venait avec sa chaise
et la séance avait été annoncée par le crieur municipal.
Sinon tout le monde dormait. Son père la portait.
Le petit avait dormi dans un hamac pendu au milieu
de la voiture. Le lendemain ils venaient plus tard en classe.
Tous les jeudis, donc, ils descendaient à Nice, le père pour acheter
dans une librairie rue Jean Jaurès des fournitures pour la classe.
Ils s’habillaient comme en dimanche mais le jeudi
demi-bas blancs, chaussures noires vernies que le grand-père
offrait à Pâques tous les ans. Tout le monde les regardaient partir.
Ils arrivaient chez la grand-mère, place du Pin, dans le quartier du port,
le père tout de suite allait à la Fédération. Le grand-père travaillait.
L’après-midi ils allaient avec la grand-mère au cinéma à côté sur
la place, ce qui passait, on ne choisissait pas, ou acheter
des chaussures avec la mère, ou des livres
ou décalcomanies pour occuper leur après-midi.
Ils dinaient tôt ou la grand-mère enveloppait un repas. La nuit tombait
sur le retour. Souvent sur la route du Var, après Spada
un barrage de police. Un qui venait avec une lampe torche,
les enfants se réveillaient et s’imaginaient dans le coffre derrière
leur dos des marchandises ou des tracts illégaux. Le pont de la Manda
alors encore étroite passerelle. Je me souviens aussi.
Puis une forêt épaisse, parfois des bohémiens.
Souvent les enfants rendormis se réveillaient plus haut, un tournant
après lequel d’un coup se voit le Broc avec des petites lumières jaunes.
Peu de voitures sur la place de l’Église où l’on garait, il fallait marcher
sur de longs degrés inclinés jusqu’à la place de la Mairie laquelle
est la même bâtisse que l’école. On se couchait de suite, l’hiver
avec une bouillotte, un bidon de cuivre dans un bas de laine.

2.

La route suit la vallée sur la rive gauche, à deux voies séparées par une rangée d’arbres et haussée au-dessus du niveau des cultures pour être préservée des crues. A l’est les cultures maraîchères sur la couche très plane d’alluvions que drainent des canaux, en rectangles des champs de fleurs et de légumes, des serres aussi et des cannes, les maisons carrées au milieu et au fond qui s’élève brusquement le flanc des collines. Et les chemins viennent droit sur la route par une pente soudaine sous laquelle un morceau de tuyau pour que l’eau ne soit pas empêchée, et à plus larges intervalles de petites routes qui traversent d’un trait pour monter en lacets parmi les pins vers les crêtes des collines: Saint-Antoine Ginestière, Bellet, Colomars et Aspremont. Et à l’ouest, par delà le lit large et encombré de graviers du fleuve, une bande plus étroite de cultures et un relief plus abrupt, au-dessus duquel sont des villages ronds et comme fortifiés: Gattières, Carros, Le Broc et Bonson.

3.

Un type qui attend devant la maison avec une voiture,
mais on passait devant le lycée. Tu glissais au fond
du siège et vous montiez sur la colline
de Saint Pierre de Féric, pleine de fleurs, ce devait être le printemps.

La voiture parfois des journées entières que tu n’en peux plus
que tu as pris la forme du siège de la voiture
qui sort de la ville, toutes les routes possibles.
Parfois toi en solex jusqu’à tel endroit puis tu sautes
dans la voiture, le solex laissé dans n’importe quel quartier.

Le chauffage, la fumée que tu n’en peux plus. Ensuquée.
La voiture garée dans un chemin, arrivent les gendarmes.
Sous la pluie torrentielle, avec des gerbes d’eau.

La voiture qui tombe en panne sur la plaine du Var,
vous marchez jusqu’un restaurant près de Castagniers,
un grand restaurant avec une noce. Bu quelque chose
et vous appelez à Nice un taxi. Il fait nuit et pleine lune.
Faute d’argent vous vous arrêtez à Magnan et
il est rentré chez lui à pied.

Partir sans savoir, tu te retrouves très loin de Nice,
au milieu des vignes, dans le Var.

Ça te fait l’effet comme le solex avec
quelqu’un en parallèle. Toi les pieds
sur le tableau de bord, projetée.