Dimanche 20 août 2000
Vintimille, 21:50.- Le train n’était pas à Nice, il a fallu prendre un TER, bondé, jusqu’à Vintimille. Un train moderne, à plusieurs niveaux mais plus que plein, celui de huit heures qui a attendu jusqu’à neuf heures moins le quart pour démarrer. Et à Vintimille, gare obscure, chaleur moite, des odeurs d’Asie, des voitures sales, peinturlurées, taguées, mal signalées. Ma voiture 598 s’est transformée (je l’espère) en 498. « Non riservato » d’après les petits panneaux. Je m’en fous, j’ai une couchette en bas. Un jeune couple français me rejoint, le type a un air Tom Cruise et elle est une grande noire sculpturale aux yeux vagues de Marie-Jo Perec et un accent parisien un peu voilé. Ils viennent de Nîmes, et plus récemment de la voiture 98 (eux aussi ont leurs places réservées sur la 598).
20.08.2000 – Ventimiglia – Originally uploaded by cercamon
Le TER, à l’arrivée à Vintimille, était plein d’Italiens (des jeunes, leur prononciation m’effraie) mais ici je retrouve des Français (la voiture est française). Ainsi la petite famille dans le compartiment voisin: trois enfants, parents jeunes aussi, trentaine. Elle, une grande belle femme en robe longue, un peu sèche, excédée. « On n’a peut-être pas les moyens de voyager en avion, et bien on ne voyagera pas, ce sont tes parents qui viendront. Je ne voyage plus comme ça, jamais. »
Maintenant deux Chiliens en nage avec des bagages énormes qui viennent de nous rejoindre. Ne reste plus de libre que la couchette en face de la mienne. Les bagages des Chiliens dans le passage et ma loupiote perso ne fonctionne pas. Je ne lirai pas beaucoup ce soir (ni n’écrirai).
22:30.- Si, ma loupiote fonctionne – mais si faible, comme s’il n’y avait rien. Deux belles anglos, Américaines sans doute, sont arrivées, avec deux réservations pour ce compartiment. L’un des deux Chiliens avait une réservation pour la place 14, à l’autre bout de la voiture. L’autre Chilien, celui qui a la place 94, au-dessus de la mienne, m’a demandé, moitié en anglais, moitié en espagnol, si je voyageais seul – et sur ma réponse affirmative m’a proposé d’échanger ma place avec son camarade. J’ai d’abord accepté, après avoir vérifié le billet, et je commençais à extraire mon sac (en me demandant si je trouverai de la place pour lui dans le nouveau compartiment où j’arriverai le dernier) mais lorsque j’ai jeté un coup d’œil au couloir, plein de monde et de bagages, j’ai renoncé. J’ai dit aux Chiliens que j’étais désolé mais que c’était trop loin. Ils ont eu l’air de comprendre. Les deux Américaines, une blonde très blonde et aimable et une brune bien brune, plus jolie et renfrognée, avaient elles aussi de très gros bagages qu’on a réussi malgré tout à placer comme on a pu. Maintenant le compartiment est plein comme un œuf.
La blonde a dit: « I don’t know. I think this is worse than those in Thailand. » J’ai croisé son regard et j’ai souri. Mon vice est que tout cet inconfort ne me gêne pas tellement (sauf le service que je n’ai pas rendu aux Chiliens) parce qu’il donne de l’exotisme au trajet. Dans une certaine mesure. J’ai beaucoup voyagé en train en Italie pendant les années 70, mais le dernier voyage italien que j’aie fait en train remonte, si je me souviens bien, à l’été 82, au voyage en Sardaigne.
Il y a toutes sortes d’exotismes: tout à l’heure à la gare de Nice – le type debout à côté de moi, qui avait le visage un peu sérieux et ironique de celui qui a renoncé à s’énerver et qui devait être là depuis vingt heures, appuyait sur le petit bouton bleu de la porte chaque fois qu’elle se refermait pour la faire se réouvrir – en une demie-heure son expérience faisait de moi un pied-tendre, inquiet de ce que la réouverture de la porte pût retarder le départ du train – ce que j’éprouvais était assez exotique, je me sentais décalé et pas à ma place: des jeunes en tenues balnéaires, quelques gueules franchement patibulaires (mais l’une tout à l’heure, dans ce train-ci, m’a adressé un petit signe de reconnaissance). Brusque conscience que le monde avait changé et il m’effrayait, moi descendu de mon nid de verdure pour encore une fois voyager tout seul, avec le risque, encore, que ce soit en vain.
Je me suis dit, dans le nouveau TER, bondé, avec ses escaliers et ses cabines perchées et ces gens habillés dans des magasins de sports, que le monde avait beaucoup changé et que je n’étais pas sûr que ce nouveau monde était pour moi. La tenue de voyage que je m’étais choisie ne trouvait rien autour d’elle pour lui correspondre. Je n’étais pas effrayé, je craignais seulement d’être en train de faire une bêtise, un voyage en vain.