De nombreuses années se sont passées sans que je revienne. Lorsque le nom de X. traverse mon esprit, comme en ce moment même, une image l’accompagne, un souvenir, d’enfants en uniformes noirs qui courent vers la mer, de petits garçons en uniformes noirs, en casquettes noires à visières vernies, qui descendent en courant vers la mer. Etais-je l’un d’eux ? Une course rapide et qui paraîtrait désordonnée si nous ne portions tous, grands et petits, la même veste noire à col droit, si nous ne gardions tous la même casquette vissée au crâne. Etais-je l’un de ces garçons?
C’est ce qu’il me semble d’abord, que c’est de mon enfance que me vient cette image. Pourtant, les verrais-je aussi semblables, ces enfants qui courent vers la mer? Sans doute, j’y distinguerais ceux qui pour moi étaient petits et ceux qui pour moi étaient grands, ceux de ma classe, le fils du médecin, le fils du policier, le gros et celui qui n’est jamais propre, dont la lèvre est toujours marquée d’une petite moustache noire de morve et de crasse, et le fils de la blanchisseuse.
Ou plus vraisemblablement je n’aurais personne à y reconnaître, ni ne verrais aucun uniforme, ni même une troupe désordonnée d’enfants qui dévalent vers la mer. Non, comme cela a été, seulement le dos éblouissant de la mer, la poussière fine que nos pieds soulèvent de la rue qui descend vers la mer et qui irrite mon nez et mes yeux. Et l’odeur légère de sueur, l’émanation légère de chaleur et de sueur, les coudes et les épaules qui se heurtent.
Mais année après année – il me semble que ça a duré la vie d’un monde – lorsque le soleil de printemps faisait à nouveau briller le dos de la mer, la même troupe de garçonnets en uniformes a descendu la rue de terre. Et chaque année de nouveaux petits sont entrés dans la troupe et d’autres en sont sortis. J’ai été l’un de ces garçons qui couraient vers la mer.
Et un jour, beaucoup plus tard, je ne portais plus l’uniforme mais une cravate de laine, j’ai vu les enfants noirs dévaler vers l’éblouissement de la mer.
Le bois des maisons était devenu gris et dans le chemin creux qui du milieu d’elles descendait jusqu’à la plage, des herbes avaient poussé ne laissant qu’un étroit sentier de terre nue, large tout juste, aurait-on dit, pour les pas d’un enfant. C’était, ce jour-là, le même soleil qu’autrefois mais je ne reconnaissais plus les couleurs, tout me semblait gris, même les herbes. Il ne restait que deux ou trois maisons d’habitées, autour de la place principale du village. Il sortit d’une de ces maisons, inchangé, vêtu du même polo à rayures, de la même culotte courte bleue. Il regarda autour de lui comme s’il cherchait quelque chose puis il vint jusqu’à moi et debout de son peu de hauteur me sourit. J’essayai de lui parler, de lui poser des questions mais il me regardait comme s’il ne comprenait pas ce que je lui disais, comme si je lui parlais une langue étrangère.
J’ai fouillé dans une poche intérieure de ma veste et j’en ai sorti une carte postale toute neuve.
Je m’étais arrêté en venant au temple de Y., peu écarté de ma route et que depuis plusieurs années déjà je désirais visiter à cause de l’histoire fameuse des deux amants qui s’y sont rencontrés une ultime fois avant de mourir. Comme pour la première fois je faisais le trajet en automobile, j’ai fait le détour. Avant de repartir j’ai acheté deux cartes postales, une que je voulais envoyer à ma mère, l’autre pour garder le souvenir de ma visite.
Ici, au bord de la mer, les couleurs de la carte postale semblaient très sombres et très vives, les grands cèdres, l’or neuf de la toiture. Je lui ai tendu la carte postale. Il l’a prise, l’a regardée puis l’a glissée dans la poche arrière de sa culotte, sans me remercier mais il m’a souri. Je me suis souvenu que le fils de la blanchisseuse ne remerciait jamais.