Je ne sais pas pourquoi il n’a pas repris le métier d’orfèvre qui était celui de son père et de sa caste. S’il y avait à son changement de vocation une raison économique ou si ce fut par goût qu’il devint peintre. Ce qui est vrai, c’est que lorsqu’il est venu dans cette ville pour entrer en apprentissage, le palais était encore comme une ruche autour de laquelle bourdonnaient des centaines d’artisans et d’artistes qui y apportaient leur miel et en repartaient avec, pour les plus médiocres d’entre eux, de quoi entretenir leurs familles dans une honnête aisance. Et de toutes ces abeilles les plus prestigieuses étaient les peintres.
Mais avec le départ des Anglais les choses se sont mises à changer. Il y eut quelques années de suspens, le roi fit encore construire un pavillon sur la terrasse supérieure du palais et il voulut le faire orner de fresques qui auraient ajouté les archives iconiques de son règne à celles qui se déroulaient déjà sur les murs du palais en dessous. Les cinq meilleurs peintres de la ville, ceux qu’avant la guerre le roi envoyait aux autres rois, leur offrant quelques semaines ou mois de leur talent comme des joyaux parmi les plus précieux de son trésor, les cinq meilleurs peintres de la ville devaient collaborer à la réalisation de ces fresques. Le maître de S. devait en particulier se charger d’un cycle qui retracerait les origines de la dynastie. D’autres peintures plus anciennes, certaines parmi les plus anciennes du palais (ce qui ne leur donnait guère plus de trois cents ans, cependant), avaient été destinées au même sujet mais il était paru au début des années trente un ouvrage en anglais, je ne sais pas si l’auteur en avait été un Anglais ou un Indien anglicisé, ou un Allemand, peut-être, pourquoi pas? qui reconstruisait le mythe des origines de la dynastie, à partir des chantefables, des historiens et des différents témoignages iconiques, de manière nouvelle et plus complète. Le roi avait donné ce livre au maître de S. en lui ordonnant de se fonder sur lui pour illustrer à nouveau et d’une manière qu’il voulait définitive ses origines divines. En pratique, c’est un pandit qui servit d’intermédiaire entre le peintre et le livre. S. qui était à peu près illettré et ne parlait pas trois mots d’anglais, assista aux nombreuses discussions et mises au point, parfois houleuses, entre son maître et le pandit, le livre à couverture rose-beige toujours entre eux, qu’ils ouvraient parfois, le pandit surtout, et qu’ils lisaient alors pour soutenir leur argumentation, en anglais alors, S. assista à ces discussions avec une stupéfaction fascinée et curieuse. Il y eut des esquisses puis des miniatures sur papier mais les fresques ne furent jamais réalisées. Le pavillon resta inachevé, les seules peintures faites furent les deux portraits en pied du roi et de la reine, assez peu réussis. Le projet fut interrompu par la remise par le roi de son royaume à l’Union. On badigeonna de vert pâle les murs qui auraient dû recevoir les fresques et c’est ainsi que les touristes voient aujourd’hui le pavillon: le reflet de la lumière sur le badigeon vert teinte les visages des anciens souverains d’une couleur blafarde.
La République rendit au roi le palais du lac, sur une île en face du vieux palais et ce qui avait été le palais de la reine, un palais plus petit, au bord du lac, tout entouré de jardins, au nord de la ville. Et le roi vécut de ce moment là une vie toujours luxueuse mais strictement privée. Il n’y eut plus de cour et plus de commandes.
Les peintres durent alors trouver une nouvelle clientèle. Cette clientèle vint se présenter d’elle-même: dans les années cinquante commencèrent à arriver nombreux des touristes d’Europe ou d’Amérique.
…
Dans la ville natale de S., les peintres continuaient de travailler pour leurs concitoyens, vendaient aux pèlerins des images pieuses. Mais S. n’aurait pu y revenir travailler: pour ses concitadins il resterait toujours un orfèvre.