le passage des glaces

Il fit de plus en plus froid. J’étais comme malade et ne savais plus pourquoi j’étais sur ce bateau. Le capitaine ne disait rien de la destination, pourquoi nous allions ainsi vers le froid. J’avais comme un capuchon de brume sur la tête. Je lisais un gros livre, long et compliqué. J’avais du mal à en suivre l’intrigue. Le cuisinier me demandait combien de pages j’avais lu dans la journée et où j’en étais et il riait. Je revenais sans cesse en arrière, attention sans cesse distraite par la rêverie mais une rêverie qui ne décollait pas beaucoup du roman. Je partais sur une fausse piste, la suivais sur plusieurs dizaines de pages, jusqu’à ce que je sois tout à fait égaré. Dans une fièvre vague et toujours dans le fracas des machines. Si je montais sur le pont, c’était enveloppé dans deux grosses couvertures et même ainsi je grelottais, claquais des dents, j’étais transi. On vit d’abord quelques petits icebergs puis plus gros, de plus en plus gros et de plus en plus nombreux.

Le temps se fit clair et le froid sec. On naviguait maintenant au milieu de la glace. Le capitaine était à son affaire, tendu, joyeux, tout de décisions rapides. J’allais un peu mieux. J’étais monté dans la cabine de pilotage, le capitaine m’expliqua avec un sourire féroce: une erreur et nous serions broyés entre deux plaques de glace.

Le vent souffla et le ciel se couvrit à nouveau de nuages noirs. De forts courants avaient écarté la glace mais des blocs se précipitaient sur l’étrave. Je rêvai ainsi: nous nous étions séparés de l’armée dans la plaine, devant la ville, dans la plaine près des vaisseaux, près du champ de bataille. Et nous étions partis dans la montagne, nous nous étions perdus loin de l’armée dans un pays inconnu. Nous étions une petite troupe et nous avions beaucoup marché dans la neige. Il y avait des femmes, des guerrières. Nous étions deux chefs et il n’est pas d’abord très net lequel des deux je suis. Mais il y a une scène. Les femmes sont en face de nous, on ne les voit pas bien. Nous avons déposé nos manteaux et revêtu nos armures. Nous avons coiffé nos casques. Le vent fait vibrer les aigrettes et le métal étincelle. Les femmes avancent vers nous.

Je ne me souviens plus exactement. La scène est couverte d’une couche épaisse de neige poudreuse. Et au milieu il y a quelque chose comme un gouffre, en entonnoir. Ou alors il y a deux scènes. Toutes deux couvertes de neige. Sur la première, c’est notre séparation d’avec l’armée, nous sommes enveloppés dans nos manteaux et sur la tête nous n’avons pas nos casques mais des bonnets de feutre. La première, c’est un paysage rocheux et chaotique et les rochers font une spirale irrégulière au centre de quoi il y a un gouffre, mais ce n’est pas net. On ne voit pas le gouffre mais on sait qu’il y a là un gouffre. Le ciel est noir. La seconde scène serait alors sur un plateau avec des sapins irrégulièrement plantés. Un ciel opaque mais clair (et les casques étincellent comme s’il y avait du soleil).

Les aigrettes vibrent et il passe des éclairs blancs sur le métal noir des casques. Entre les femmes et nous le vent lève des tourbillons de neige. Les femmes avancent vers nous et la reine plus vite que ses compagnes. Elle marche devant ses guerrières, entourée par ses chiens, elle marche au-devant d’un pas rapide et sans pause. Elle est encore loin, elle semble voler sur la neige. Les chiens s’enfoncent, sautent et font un nuage blanc autour d’elle. Le héros allonge le pas en avant de notre troupe, son pas est ferme et il sourit.

Je viens au-devant de la reine. Je sais qu’elle a été frappée d’amour, je veux bien me livrer à elle, je sais que cette guerre va cesser, qu’il suffisait que l’un de nous deux cède. Aussi j’ôte mon casque et je le jette sur le côté, je délace mon armure. Je souris et je tends les bras. Je jette dans la neige l’épée, les lances, je jette le bouclier, je dénoue le casque et je le jette, il roule et le cimier se plante dans la neige, je défais le baudrier et la cuirasse et les fais tomber à mes pieds. J’écarte les bras. Il suffisait que moi j’accepte de lui offrir ma soumission.

La reine continuait d’avancer et la meute de ses chiens autour d’elle qui montrent les dents. Rien n’a changé du regard de la reine. Alors je comprends. Je me tourne vers mes compagnons et je les appelle mais je suis trop loin en avant d’eux. Ils se mettent à courir vers moi mais leurs mouvements sont lourds, lents, mangés par la neige. Je me suis retourné et je cours pour fuir. Les chiens sont tout près de me rattraper. Je saute dans un arbre proche. La peur serre mon cœur, mon ventre et mes couilles. J’appelle la reine, je m’étonne et l’invoque. Les chiens sautent autour de l’arbre. La reine tire une flèche du carquois, la pose sur son arc à triple courbure et me la décoche. Elle me traverse le larynx et la nuque dans un craquement. Je tombe de l’arbre.

J’arrache la flèche de ma gorge et je tombe dans la neige au pied de l’arbre. Les chiens se précipitent et la reine au milieu d’eux. Elle se penche sur moi, m’ouvre la poitrine et en extrait le cœur qu’elle mange.

Elle porte mon cœur dégouttant de sang à sa bouche et y plante ses dents, le sang gicle, coule sur ses mains et barbouille ses joues, ses lèvres et son menton. Elle est habillée d’une tunique de peau, souple comme une étoffe sur sa peau nue. A ce moment-là j’ai l’impression d’être éveillé, de sentir sous moi le matelas où je suis couché, où je me tourne, mais la vision reste devant mes yeux, nette. L’angoisse me tient et je sens mon sexe noué dans une érection douloureuse. La reine mord dans mon cœur et le sang dont il était gorgé gicle sur son visage et ses mains et il tache la neige.

Je m’éveille tout à fait. Vacarme des machines, la coque craque de toutes parts. Le cuisinier est penché sur moi: « Tu avais les yeux ouverts et ne semblais rien voir. On est en train de passer le cap. Tu devrais monter sur le pont. »

Impossible de dire si c’est le jour ou la nuit. Impossible de distinguer la mer du ciel. Le navire est pris dans un tourbillon universel. Il faut se tenir ferme au bastingage. A bâbord il y a une terre qu’on voit parfois entre les vagues noires, une terre aride, sans arbre. Et sur la terre sont allumés de gigantesques bûchers qui montent comme des chevelures et se reflètent dans le ciel.