Le Club des buveurs de vin

EN SILENCE l’embarcation traverse la lagune. L’orage vient de cesser. L’ombre des nuages glisse lentement sur la ville. Le soleil fait luire jaune un pan de mur. Le voyageur est sorti de sous l’abri, s’est dégagé de son manteau humide, a ôté son chapeau. L’embarcation passe sous l’arche d’un pont, accoste le quai.

Le club des buveurs de vin

J’ai marché dans les rues pavées étroites. La façade est de briques rouges. Des enfants jouent sous un banc. Une servante me fait entrer. La pièce semble grande. Elle prend la lumière de la rue à travers le vitrail des fenêtres. Les murs sont hauts et simplement blanchis. Derrière la table dans l’angle gauche en face de moi pend une carte géographique, sur le même mur plus loin à droite une grande peinture dans un cadre noir. Sur les autres murs sont accrochés un petit miroir et un paysage. Près de la table la fenêtre est entr’ouverte, la lumière parvient plus blanche. Des autres fenêtres les volets sont clos, la lumière au-dessus passe filtrée par des rideaux de lin. La jeune fille et l’officier bavardaient. Il lui a donné des nouvelles puis a raconté, elle riait d’une anecdote. A mon arrivée elle s’est tue. Elle se tient droite assise sur la chaise à cabochons, les mains jointes sur les plis de sa robe. L’officier me salue et me désigne une chaise identique, lourde et carrée. A ma question: « Non, il n’est pas encore là. » dit-il.

Sur le tapis qui recouvre la table sont posés une corbeille de pain et un plat avec quelques pommes et un morceau de fromage. La servante apporte sur un plateau deux cruches en grès émaillé à couvercle d’étain et trois verres. On boit. L’un de nous place son verre dans la lumière pour produire la couleur coruscante du vin. Il s’approche de la jeune fille. L’un de nous rêve accoudé à la table. L’autre se penche tout près du visage de la jeune fille. Elle tient un verre. Il pousse doucement la main. Elle sourit doucement vers moi. La fille boit. Il passe la main sur le corsage empesé de la robe. On demande qu’elle joue de la musique. La servante apporte l’instrument et des partitions. Rapporte du vin. L’officier a pris une partition et chante à mi-voix. Un haut-le-cœur, écartant la partition il vomit sur le carrelage.

La servante est entrée avec un seau et une serpillère. Dans l’ombre au fond du couloir un escalier monte vers les chambres. La servante vient de refermer la porte en face. Au travers on perçoit une mélodie laborieusement égrenée. La servante en souriant baisse la tête. Je sors. Le soir tombe rapidement, l’air fraîchit. Je m’enveloppe dans mon manteau.

La tabagie

On descend quelques marches. Immédiatement on est pris dans l’atmosphère lourde de fumée, choqué par les odeurs. Le sol est jonché de pipes qu’on ne peut éviter d’écraser. Des servantes à grosses fesses distribuent des chopes. Brouhaha, confusion.

Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse. Je longeais un jardin puis une église et j’atteignais une autre place plus petite au bord du Grand Canal. Un pont de bois, ce matin-là encore givré par le frimas, conduisait par-dessus le canal au musée et au débarcadère. Je croisais des hommes en manteaux verts, qui se hâtaient dans les rues dallées étroites. Souvent les hommes portaient en bouche une belle pipe de bruyère où brûlait un mélange riche et lourd. J’observais les boîtes de métal, rondes ou carrées, aux devantures des buralistes. Sur quelle carte, me demandais-je, situer sûrement cette ville? Il avait fallu des semaines de navigation, peut-être des siècles. Au débouché d’une ruelle sur cette place, à droite, il y avait une librairie avec des gravures en vitrine. J’y entrai. Je posai près du seuil ma valise, où suintait une demi-bouteille de Merlot mal bouchée. Une table de chêne occupait le milieu de la pièce, couverte de reproductions, des intérieurs hollandais, auxquels Proust comparait les fenêtres de Venise, et ce Saint Georges combattant le dragon que nous avions admiré l’avant-veille à la scuola di San Giorgio degli Schiavoni. Les toiles y sont accrochées haut, au-dessus des lambris, éclairées d’en-dessous par des candélabres. Le reste de la pièce était sombre, comme la ville à cette heure. Par un escalier étroit nous accédâmes à l’étage supérieur, une salle identique, rectangulaire, lambrissée, avec un autel au fond, mais les Carpaccio sont remplacés par des peintures plus récentes d’un siècle et sans grande valeur, des portraits et des paysages marins, galions sur une mer agitée. Couverte de reproductions et de cartes géographiques.