14 juillet, bibliothèque Köprülü Mehmet Paşa

14 juillet, notre fête nationale.

Tout à l’heure, il était midi et quelque chose, comme je repassais devant (et j’ai un peu tourné autour, comme un chien qui renifle), j’ai voulu entrer dans la petite bibliothèque de Köprülü Mehmet Paşa, je voyais à travers la grille du jardin et la porte ouverte ce qui semblait dans la pénombre des armoires à livres et des tiroirs de fichiers. Lorsque j’ai eu fait le tour, l’employé fermait la porte. J’ai demandé « closed? », il m’a répondu quelque chose que je n’ai pas compris, j’ai redemandé et il m’a re-répondu: « Closed, lunch [ce que je n’avais pas compris]. » Je lui ai demandé à quelle heure la bibliothèque rouvrait, il m’a dit deux heures et puis, comme je repartais, il m’a demandé, en turc puis en anglais, d’où je venais, je lui ai répondu « France ». « France » a-t-il répété, et j’ai entendu quelque chose comme du mépris.

Après je me suis demandé si ce mépris était réel ou si je le supposais. La situation n’est pas nouvelle. En tous cas le ton n’était pas chaleureux ni amical. Oui, ce devait être quelque chose comme du mépris.

Je n’ai pas ressenti ce que j’avais ressenti en arrivant à Istanbul l’année dernière, la dernière fois, en juin, ou les fois précédentes, cette petite exultation, cette joie de revenir ici, inattendue malgré les précédents (j’étais de mauvais poil, pas en forme, brouillé, parti trop vite… et puis lorsque le taxi pris à l’aéroport est monté le long de la mosquée bleue…). Cette fois-ci, je n’ai pas ressenti cette joie inattendue. Normal d’une certaine façon: si cela avait été automatique, ce n’aurait pu être une surprise. Mais il y a autre chose. Quelque chose de cassé.

Avant de partir, ces jours-ci, depuis que je savais que je reviendrais à Istanbul, je me disais que les Français ne devraient pas y être très populaires. Mais c’était quelque chose d’extérieur, d’objectif, presque une crainte: d’altercations, de tracasseries à l’entrée, des choses comme ça. Quant à mon sentiment, depuis le référendum, je savais bien que ce n’était plus l’idylle, on l’avait entendu, on l’avait dit que si l’on votait « non », c’était parce que cette Europe abstraite, « libérale » allait nous obliger de nous associer aux Turcs et que nous n’en voulions pas. Ce qu’il s’est passé depuis, cette année, c’est que nous avons élu un président qui a dit haut et fort que nous ne voulions pas des Turcs dans notre club. Qu’ils n’étaient pas, qu’ils ne seraient jamais européens, bref que NOUS n’en voulions pas. C’est-à-dire que nous avons incarné notre nation dans un homme qui a déclaré et qui déclare ça, que des Turcs, nous ne voulons pas.

Ce sont les effets de ça que je n’ai pas calculés. Ce que ça fait en moi d’abord (je ne sais pas si j’aurai l’occasion de vérifier ce que ça fait aux Turcs). Je marche dans les rues populeuses qui descendent de Beyazid à Eminönü et les gens autour de moi que je croise, que je double, qui me doublent, qui me touchent, que je touche, du bras, de l’épaule ou de la jambe, tous ces gens-là, NOUS leur avons dit, par la bouche de notre président bien élu, et mieux aimé encore depuis, que NOUS n’en voulions pas (malgré la parole donnée, par le général De Gaulle le premier…).

Est-ce parce que, petit luxembourgo-lorrain transplanté au milieu de méditerranéens, j’y suis particulièrement sensible, que j’ai l’impression que c’est une des pires choses qu’on puisse faire à quelqu’un que de lui faire comprendre qu’on n’en veut pas, qu’il ne fait pas, qu’il ne fera jamais partie de la bande? Je ne crois pas, je crois ça relativement universel. Cette impression d’enfance.

Donc je me sens au milieu de gens que, par la voix du président qui incarne ma nation, j’ai insulté, j’ai méprisé. Et le plus étrange, le plus inconfortable, le plus humiliant, c’est que du coup, ces gens, je les aime moins. Jusqu’à l’année dernière, alors que déjà je cessais d’espérer un destin commun, une commune appartenance, la simple incertaine possibilité suffisait à me faire me sentir un peu chez moi ici. Aujourd’hui, parce que les choses ont été dites haut et clair, « sans tabou » (et où il est, là, Finkielkraut pour nous rappeler les leçons de la politesse?), j’ai l’impression que ce sont les stambouliotes qui me disent: « On ne veut pas de toi ici. »

Bon, en m’éloignant de la bibliothèque, je me suis promis de répondre, la prochaine fois qu’on me demande d’où je viens: « Du Luxembourg! ».