Des villes, je les porte en moi comme des dessins, des maquettes, réductions ou algorithmes, prêtes à s’ouvrir sous mon regard aveugle, mon aveugle regard vers le dedans, vers ce grenier de ma mémoire où il avance comme dans le faisceau étroit d’une lampe torche parce qu’il n’y a jamais été installé d’électricité. Villes qui sont là, dans le grenier obscur de ma mémoire, en attente de lumière, lumière du souvenir et de l’effort.
Istanbul
εις την πόλιν
L’attente était longue parce qu’alors, caravanes, charrettes, mules ou simples piétons, plus ou moins chargés de ballots, femmes en voitures fermées, chiens et volailles, étaient trop nombreux pour le débit à la porte, ralenti qu’il était par les contrôles. Lire la suite
forme de la ville
Des substructures byzantines, de briques et de pierres partout. Lors de ce séjour, j’ai plutôt cherché les mosquées anciennes. Mais « anciennes » pour les mosquées, ça signifie fin du 15e. A côté les églises, certaines, la plupart, transformées en mosquées peuvent être plus anciennes d’un millénaire. Elles cohabitent, voisinent tranquillement et dialoguent. Lire la suite
14 juillet, bibliothèque Köprülü Mehmet Paşa
14 juillet, notre fête nationale.
Tout à l’heure, il était midi et quelque chose, comme je repassais devant (et j’ai un peu tourné autour, comme un chien qui renifle), j’ai voulu entrer dans la petite bibliothèque de Köprülü Mehmet Paşa, je voyais à travers la grille du jardin et la porte ouverte ce qui semblait dans la pénombre des armoires à livres et des tiroirs de fichiers. Lire la suite
mosquées d’Istanbul
Les mosquées sont comme des piscines, des piscines mentales.
Tu pries comme tu nagerais, au milieu de la mosquée, sous la grande coupole. La prière est un enchaînement de mouvements, comme une nage, un enchaînement coordonné de mouvements et une discipline du souffle, une gymnastique. J’irais au milieu de la mosquée, sous la grande coupole, comme je plongerais dans le bassin et je ferais des séquences comme je ferais des longueurs, en comptant. Et je retourne sur les côtés, je m’assois par terre contre un pilier ou dans l’ouverture d’une fenêtre, comme au bord d’une piscine je m’allongerais sous le soleil. Là dans l’ombre, en retrait, je suis comme sous un soleil d’ombre, un soleil de fraîcheur et de paix.
dans l’avion, au-dessus du Caucase
Le sultan Mehmet II, Mehmet Fathi qui prit Constantinople, se faisait lire , rapporte Benedetto Dei[1], les historiens grecs et romains, et l’histoire des Papes et du royaume de France. Particulièrement curieux de l’Italie, dont il fit venir Gentile Bellini pour qu’il fasse son portrait, il s’enquerrait de ses côtes et des endroits où avaient débarqué Anchise, Enée et Ascagne, les fugitifs de Troie, d’Ilion dont il était lui, l’Osmanli, quelques vingt siècles plus tard, le maître. Cette lignée du centre le plus profond de l’Eurasie qui de ce balcon anatolien regarde vers l’Italie et le passé de cette mer devant elle, cela fait une curieuse figure géographique.
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[1] Cours de Gilles Veinstein, ce matin, six heures et quart, à la radio, dans la voiture qui m’amène à l’aéroport.
Ravenne
L’homme du soir à Ravenne. La nuit tombe. Il sait que jamais homme ne fut aussi savant que lui mais il perd la mémoire, sa langue trébuche, ses mains perdent leur agilité. Il n’a rien à inventer. Il résiste à la nuit qui tombe sur lui. La ville se vide.
Anecdote: il est pauvre, il est obligé de vendre ses livres. Il ne sert plus à rien. Il confond le Nil et le Danube.
Les jardins, les terrains vagues tout autour de la ville. L’herbe pousse sur la chaussée des rues. Des immeubles en ruines.
Les rues vides.
La pluie. Soleil. Il marche dans la campagne ravennate. Plaine. Le cœur toujours étreint par l’angoisse.
Il va chez le patrice. Il parle. On l’écoute à chaque fois stupéfait. Mais lui, sans que personne le remarque, s’embrouille, mélange les dates et les lieux.
J’ai peut-être trop attendu. Pourtant rien n’est changé. Les faubourgs sont pleins d’hommes. Comme lui je suis perdu, amer et j’ai l’envie de rendre.
« Les prairies à l’intérieur de la ville et les jardins commencent à fleurir et, sous peu, l’ombre des feuilles couvrira les petits sentiers, si bien que ceux qui les parcourent croiront que les avenues n’ont pas été ouvertes dans une ville mais en pleine montagne. »[1]
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[1] description de Constantinople au printemps par Démétrios Kydones (vers 1320 – vers 1398)