Moros y cristianos

Nous étions en train de manger en silence, on nous avait servi une écuelle de riz et de haricots rouge mélangés d’un peu de viande. Un ragoût pimenté. Et il y avait ces hommes basanés, assis un peu plus loin près du bar. Des indiens ou des mestizos, c’est l’un d’eux, à la peau plus claire, qui a haussé la voix, feignant d’abord de ne s’adresser qu’à ses compagnons. Comme elle a la peau blanche cette pelirroja (en réalité elle n’était pas rousse, elle était blonde mais ses cheveux avaient les reflets roux de ce qu’on appelle le blond vénitien, comme la Flora du Titien).

Eux ils buvaient plutôt, des petits godets d’eau-de-vie, dont ils se reversaient depuis une bouteille au milieu de la table. Ils buvaient en fumant des cigarettes mais il y avait posé au milieu de la table, près de la bouteille, une assiette avec une sorte de gros rat frit dont ils prenaient de temps à autre du bout des doigts un lambeau de chair qu’ils détachaient des os, pour le mâcher sans hâte, comme font les marins russes d’un bout de poisson fumé pour accompagner leur vodka.

Nous étions assis de telle sorte qu’ils la voyaient de profil, tandis que moi, qui était assis à un quart de cercle sur sa droite, autour de la petite table ronde, ils me voyaient de face. Et j’avais commencé par les observer, un peu intrigué par le rongeur frit posé au milieu d’eux mais lorsqu’ils se sont mis à regarder de notre côté, j’ai baissé le regard vers mon écuelle et je ne l’ai levé que de temps à autre vers ma compagne.

-> Chinga ->

Ce n’est qu’alors que la patronne, la femme qui était derrière le bar (ce n’était pas elle qui faisait la cuisine mais une indienne plus jeune – sa fille peut-être… mais je ne crois pas parce qu’elle lui parlait comme à une domestique – qui nous avait apporté nos écuelles, elle avait un torchon maculé jeté sur l’épaule) c’est alors que la patronne (simplifions) leur a dit qu’ils avaient assez bu et qu’ils aillent prendre l’air. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris mais le sens était celui-là. Qu’ils aillent se faire voir ailleurs.

L’homme à la peau plus claire lui a lancé une invective en manière de plaisanterie mais il était déjà debout, avec les autres. Et ils sont sortis et, chose un peu surprenante, le dernier d’entre eux avant de passer le seuil s’est tourné vers nous et, inclinant un peu le buste, nous a salué. Courtoisement. Je veux dire sans moquerie.

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