retour de Palerme

Lorsque nous arrivâmes le soleil avait déjà disparu derrière la montagne et le ciel commençait de s’assombrir. La ville nous est apparue par surprise, coincée dans les plis de deux vallées qui se rejoignaient là, entre des pentes rapides et couvertes de sapins. Nous parvinrent des odeurs de bois frais coupé et de sciure mélangées à la fraîcheur qui montait du torrent, nous entendions le grondement continu d’une chute d’eau et au-delà les éclats d’un orphéon.

Et lorsque nous avons approché nous avons aperçu, à la fourche des deux vallées et qui nous paraissait le centre de la petite ville, des lumières et les apparences encore lointaines d’une animation. Nous approchant encore, nous avons vu qu’il y avait une sorte de fête, des tréteaux étaient sortis, couverts d’ustensiles et de victuailles, des bouteilles, des plats. Surtout, au fond de la place une scène était montée, sur quoi évoluaient des hommes en armures de fer-blanc, éclairés d’en-dessous par quatre lampes posées au bord de la scène. Des bancs étaient disposés sur les bords de la place.

Le ciel était à présent bleu foncé, un liseré jaune seulement du côté où le soleil avait disparu, les pentes noires.

Frédéric et moi nous sommes tout de suite assis sur un banc, chacun sur un banc, face à face, de part et d’autre d’une table. Nicolas nous a laissé son sac et j’ai jeté le mien à côté, sur mon banc. Frédéric a posé deux coudes sur la table et s’est passé les mains sur le visage, faisant tomber sans souci son chapeau par derrière son crâne puis s’est penché et l’a ramassé en riant, le claquant sur le banc pour le débarrasser d’une poussière supposée. Oui, nous étions bien couverts de poussière, au moins jusqu’aux cuisses! Une jeune femme un peu grasse et jolie a posé tout de suite une cruche de vin et deux verres entre nous. C’était un vin blanc pâle, frais et assez sec. La fatigue de la journée se changeait en bonheur. Un homme en tablier nous a demandé si nous désirions manger quelque chose. Nous avons commandé, sur son conseil, une omelette au lard. La même jeune femme a posé une motte de beurre, du sel et une corbeille de gros pain tranché. Et nous avons à nouveau remplis nos verres que nous avions vidés en deux gorgées. Nicolas est revenu alors et s’est assis à côté de Frédéric qui lui a passé son verre, rempli à nouveau tandis que je hélais la jeune femme pour un troisième verre. L’omelette est arrivée peu après et nous avons mangé de bon appétit, et bu. Tout nous était parfait: l’omelette ronde et baveuse, les lardons gras et croustillants, le pain savoureux, une mie serrée mais tendre, une croute noire et amère, et le vin, rafraîchissant, doux et vivace. Nous avons mangé de bon appétit, en silence, riant presque de notre commun contentement.

Nicolas, qui était le plus jeune d’entre nous – il n’avait pas encore passé vingt ans, il jouissait d’un caractère modeste et entreprenant, trop sérieux le plaisantait parfois le dessinateur Frédéric – avait fait un rapide tour de la ville pendant que nous avions commencé de nous restaurer. L’omelette délicieuse avait été terminée et on nous avait donné en guise de dessert du fromage et des pommes. Pendant que chacun s’en détaillait des bouchées du couteau tiré de sa poche Nicolas nous fit son rapport. Il y avait trois auberges. L’une, à la sortie de la ville, bien que joliment située au-dessus de la vallée, était mal tenue, ses chambres étaient par ailleurs petites et sombres et elle ne conviendrait pas au margrave. La seconde était de construction récente, située un peu plus haut derrière nous, sur la place de l’hôtel de ville, les chambres au second donnaient par-dessus les toits et tout y était propre et meublé avec goût, largesse, modernité et confort. Le premier étage et les greniers étaient occupés par les comédiens mais ceux-ci partiraient bientôt, ils feraient encore demain, qui était dimanche, une représentation de danses et de chant et repartiraient dans l’après-midi ou au petit matin du lundi. Quant à la troisième, elle était celle-là même devant quoi nous étions assis, elle avait peu de chambres et elles étaient occupées, par une veuve et par un gentilhomme du nord qui voyageait à cheval avec son valet. Là-dessus, Nicolas fit un geste furtif du couteau en direction d’un homme d’une cinquantaine d’années, droit et bien bâti, en habits de bourgeois, qui assis à deux tables de nous buvait dignement son vin en regardant la scène.

Car je n’ai pas parlé des comédiens. La pièce dont nous avions perçu quelques éclats au moment où nous rejoignions la ville, s’était terminée peu avant notre arrivée sur la place. Les détours de la route nous en avaient caché la vue et tandis que nous avancions dans la rue, sombre alors et vide, qui y menait, nous avons entendu des cris bien scandés puis des applaudissements et des hourras. Nous attaquions l’omelette lorsque les comédiens remontèrent sur scène pour donner une seconde pièce. L’argument en était guerrier comme celui de la première et nous vîmes les mêmes armures étincelantes capter les lumières de la rampe mais il s’y mêla une intrigue galante et des comédiennes, à la satisfaction générale. Les costumes et les mouvements me rappelaient les marionnettes que j’avais vues à Palerme, j’en fis la remarque à Frédéric qui fit une moue un peu méprisante et vexée: il n’avait pas voulu nous accompagner alors. L’action pour ce que j’en comprenais se déroulait en Terre Sainte où l’Empereur était venu épouser la fille du roi de Jérusalem. Mais nous détournâmes notre attention de la scène lorsque Nicolas nous eut rejoints pour nous rapporter ce qu’il avait vu des ressources de la petite ville pour notre margrave.

J’ai senti le froid de la nuit. C’était une nuit d’été, sans lune, les étoiles illuminaient au-dessus du noir des pentes. La fête continuait autour de nous. Les comédiens étaient descendus de la scène et étaient venus s’asseoir à une table non loin. On leur apporta à boire et à manger. Sur la scène un petit orchestre de paysans les avaient remplacés, des gens d’ici visiblement, qui échangeaient des plaisanteries avec l’assistance, une cithare, un violon, un hautbois et une flûte à bec. La représentation avait ranimé en moi les images de Palerme, les palmiers et ces arbres indiens dont les troncs sont comme une multitude de spectres. Me revenaient aussi en mémoire les courses de la margravine que l’air chaud de la mer rendait folle, la margravine qui était grosse et laide et que son mari négligeait. Il la négligeait mais ce n’était pas un mauvais homme. Il m’avait demandé de veiller sur elle et je n’avais pas compris que je dusse la surveiller. Elle s’était mise à s’intéresser à une petite jeune fille de la noblesse, très pauvre, et s’était mise en tête de faire son bien.

Non, c’était un peu plus compliqué et il faudrait que je raconte.

Oh mais ces plaines, ces villes, ces lacs, et nos montagnes surtout, nos montagnes allemandes. L’odeur des sapins et des sous-bois humides. Tout cela m’avait fait oublier Palerme. J’avais envie maintenant de revoir les dessins de Frédéric mais ils étaient derrière nous, avec le margrave et son équipage.