(d’une lettre à B., Udaipur le 21 septembre 1992)
Hier, Soni, le peintre, m’a amené voir des temples. J’ai ainsi visité trois temples, dans trois lieux différents, tandis que le jour déclinait, et le parcours a été presque parfait.
Je voulais aller par le bus au temple de Shiva à Eklingji, à une cinquantaine de kilomètres au nord d’Udaipur. Soni m’a dit qu’il avait éventuellement à faire par là et qu’il m’emmènerait volontiers. Nathdwara, sa ville natale, est sur la même route, à dix kilomètres plus au nord. Eklingji est dans un défilé et juste avant d’y arriver, m’a dit Soni, il y a un lac et au bout de ce lac un temple que nous visiterons au retour.
A Eklingji, qui n’est qu’un village, nous nous sommes arrêtés pour acheter de l’eau minérale. L’enceinte du temple était fermée et Soni a dit que le temple serait ouvert à notre retour.
Nathdwara
Nathdwara est une ville touristique mais pour les hindous seulement, c’est-à-dire que c’est un lieu de pèlerinage, fréquenté surtout par des Gujratis, souvent riches. En fait la ville s’est formée autour du temple. Au cœur du temple il y a une statue de pierre noire de Krishna, une idole de forme bizarre et un peu effrayante, aux yeux immenses de pierre blanche et noire incrustée. Le temple s’est bâti autour de la statue et la ville autour du temple. Aujourd’hui encore le temple appartient à une compagnie de prêtres, très riches, qui vivent à Bombay, et une grande partie de la ville aussi. La statue a été emmenée là , depuis Mathura, pour échapper aux envahisseurs musulmans, aux Mogols.
Un charpentier qui était venu avec nous (en Inde un voyage automobile est rarement gaspillé et le charpentier a sa fille mariée à Nathdwara) m’a accompagné faire une visite dans le temple pendant que Soni était à ses affaires. Les deux guides que j’ai, un français et un anglais, signalent que le temple est interdit aux non-hindous mais le soir, lorsque nous avons soupé ensemble, Soni m’a dit que ce n’était pas vrai. En tous cas je n’ai pas vu un seul occidental dans toute la ville. Nous sommes entrés dans l’enceinte du temple par un portique au fond d’une place étroite, nous avons traversé une suite de cours, de portiques, de salles et de passages pour arriver à une porte où se pressait une foule compacte comme aux portes d’une rame de métro bondée. J’ai joué des coudes et des épaules derrière le charpentier et nous sommes entrés dans la pénombre d’une salle où deux ou trois cents personnes se pressaient pour voir la statue (on appelle ça le « darshan », la vision). La statue était au fond, dans une niche illuminée, entourée d’ornements et de prêtres et séparée de la foule par une balustrade. Le charpentier a mis ses mains en conque pour réciter une prière puis nous sommes sortis par une porte en face de la première.
Tu sais sans doute que dans les lieux saints indiens on enlève ses chaussures. Et c’est une curieuse sensation que de traverser toutes ces cours et portiques avec les pieds nus, agréable, tu aimerais ça.
J’ai passé encore un peu de temps à Nathdwara, pendant que Soni et le charpentier faisaient leurs visites puis nous avons pris le chemin du retour, c’est-à-dire d’Eklingji.
Eklingji
A Eklingji, c’est à un tout autre genre de vénération que j’ai assisté. Le temple, là, est un temple à Shiva. C’est en réalité un complexe de temples, 108 exactement, soit le nombre de temples qu’un pèlerin doit visiter dans sa vie, normalement à travers toute l’Inde mais ici 108 pour permettre au fidèle désargenté de visiter 108 temples dans un même lieu. La plupart de ces temples sont évidemment tout petits et ressemblent aux chapelles du cimetière de Cimiez mais au milieu il y a cinq ou six gros temples, de la forme classique des temples indiens: en pain de sucre précédé d’une salle carrée à colonnes. Le détail des sculptures des colonnes donne le vertige, au milieu d’autres, des scènes érotiques plus blanches que les autres. Après avoir laissé mes sandales derrière le portail, au début de l’espèce de rue qui traverse cette petite ville de temples, nous sommes passés au milieu d’une double haie de femmes assises par terre avec des paniers et qui vendaient des offrandes: encens, colliers de fleurs, noix de coco, etc.. Longeant les petits temples-chapelles nous sommes allés, suivant la direction générale (une foule ici aussi mais moins compacte, plus paisible, moins pressée), vers le plus grand des temples. Des hommes fracassaient des noix de coco contre les montants de l’escalier qui mène à la salle carrée avant d’y pénétrer. Au fond, dans le sanctuaire, il y avait aussi une statue de pierre noire aux yeux incrustés, mais ce n’était pas une forme debout, c’était une tête à quatre visages surmontés d’une mitre. Les gens qui entraient déposaient leurs offrandes au bord du sanctuaire, dans l’ouverture d’une grille derrière laquelle des prêtres géraient le flux continuel des offrandes, et priaient.
Il y avait autre chose: au milieu de la salle carrée des musiciens et un chanteur. Lorsque je suis arrivé la musique et le chant étaient très lents, à peine psalmodiés, mais peu à peu le chant a trouvé un rythme. Les rites auxquels j’avais assisté jusque là, même s’ils me rappelaient parfois ceux de mon enfance, me restaient étrangers mais le chant soudain m’a fait tressaillir de plaisir Le chanteur répétait sans cesse la même phrase en envoyant sa main ouverte paume en haut vers la statue au fond du sanctuaire. A côté de lui un homme en blanc chantait à voix plus basse mais l’essentiel de son activité semblait être de caresser ou d’oindre une statue de taureau en argent fixée dans le sol en face de la statue du dieu, il le faisait sans s’interrompre et avec un sourire aux lèvres. J’ai demandé à Soni le sens des paroles que répétait le chanteur, c’était quelque chose comme : « Shiva, viens, tu me combles de joie. » Un homme à l’aspect farouche, vêtu d’une robe orange, le crâne rasé et le signe shaïvite entre les yeux, qui m’avait regardé sombrement, m’avait-il semblé, s’est approché de moi et m’a donné deux morceaux de sucre candi. Je me suis tourné vers Soni, interrogatif et il m’a dit : « C’est pour manger, c’est tout. » J’ai sucé le morceau de sucre en écoutant le chant. Et puis un autre homme est venu me donner un morceau de sucre, et un autre encore un morceau de pomme: les pèlerins s’offraient les uns aux autres ou aux musiciens des morceaux de sucre ou de pomme (achetés aux vendeuses d’offrandes), des douceurs. Nous sommes sortis lorsque le chant a été fini et nous avons fait rapidement le tour du complexe.
En sortant Soni a acheté un collier de roses pour parfumer sa voiture, a-t-il dit.
Nagda
Le jour finissait lorsque nous sommes arrivés aux temples de Nagda, au bord d’un petit lac, dans un lieu désert, trois temples sur une plate-forme de pierre qui descend par des escaliers jusqu’à l’eau, tout au bord de l’eau un portique à quatre grandes colonnes surmontées d’une architrave incurvée, et sur le lac, devant les temples, une petite île couverte d’un bouquet de palmiers souples. Tout cela, dans la lumière du couchant, était calme et beau. Et une fois de plus, différemment, j’étais saisi. J’ai demandé à Soni de quel dieu étaient ces temples, il m’a répondu « d’aucun », que les temples étaient vides, qu’ils n’étaient plus d’aucun dieu. C’était à présent un lieu profane, un monument culturel, protégé par l’État et placé sous la surveillance d’un gardien logé dans une petite maison derrière les temples. Je me suis dit : « Voilà les temples de notre religion moderne. » Nous étions seuls, sauf le gardien qui nous avait accompagnés en restant à quelques mètres de distance. J’ai profité de la dernière lumière pour regarder le détail des sculptures et puis nous sommes restés un long moment au bord de l’eau, je fumais en écoutant mes accompagnateurs causer en hindi, Soni, le charpentier et un troisième homme qui était monté dans la voiture à Nathdwara.
J’ai encore emprunté sa lampe de poche au gardien pour détailler les sculptures à l’intérieur du principal des temples et nous sommes rentrés à Udaipur à la nuit tombée.