Je me souviens d’un repas. Nous sommes dans une salle de pierre, je veux dire une salle taillée dans le roc de la Falaise, une douzaine, assis autour de trois grands plats de riz, six ou sept petits plats de légumes et de sauces et des oiseaux rôtis sur un grand plat ovale. Les rayons du soleil parviennent très avant dans la salle, rouges. L’un d’entre nous, un homme d’une cinquantaine d’années, se tourne vers un autre, beaucoup plus jeune, et lui dit: « Si tu nous racontais à présent ce qui t’est arrivé la dernière fois que tu es descendu dans la vallée pour vendre de la pâte à la ville? »
(Je ne saurais dire ce qu’est exactement la « pâte », je sais que c’est quelque chose qui se confectionne dans les cavités de la Falaise – il y entre sans doute de l’opium des pavots qui poussent sur les plateaux au-dessus mais beaucoup d’autres choses aussi – et dont la vente – c’est un produit très précieux, très cher – permet de financer, en partie, les activités de la Falaise dont les finalités sont toutes autres. « En partie », parce qu’il y a d’autres apports, des investisseurs, je crois.)
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« J’étais descendu à la ville qui est au débouché de la vallée vendre un assez gros paquet de pâte. Tout s’était bien passé jusqu’au retour: j’étais descendu à pied au hameau qui est au pied de la Falaise, j’y avais passé la nuit et le lendemain j’avais pris l’autocar qui descend la vallée. La procédure habituelle. J’avais passé deux nuits et une journée en ville, j’avais vendu la pâte, m’étais promené et avais fait quelques emplettes. Après ma deuxième nuit je suis allé tôt le matin prendre l’autocar sur la place du marché pour rentrer. J’avais avec moi une grosse somme d’argent dans un portefeuille que j’avais glissé sous ma chemise, dans la ceinture de mon pantalon. A cause de cet argent, je me souciais peu de lier connaissance avec mes compagnons de voyage.
Nous avions déjeuné dans la cour ombragée de platanes d’une auberge au bord de la route, au milieu d’un pays plat, sans arbres et écrasé de soleil. Comme j’avais bien mangé (des brochettes d’abats et un ragoût de légumes) je somnolais sur mon siège, comme le reste des occupants du car – seuls deux vieux messieurs conversaient doucement à l’arrière. L’air à l’intérieur était chaud, et sentait la sueur et la digestion. Et voilà que l’autocar quittait la route principale, le bruit du freinage et les cahots me tirèrent de ma somnolence: l’autocar s’engageait sur une petite route perpendiculaire. Je me précipitai vers le chauffeur pour lui demander ce qui se passait. Je compris que je m’étais trompé d’autocar: celui-ci desservait un groupe de villages dans la montagne que le chauffeur me désignait à travers le pare-brise devant nous. Il ne redescendrait vers la ville que le lendemain. Je demandai au chauffeur de me laisser là, au carrefour, où j’attendrais l’autocar de la vallée, celui qui remonte vers l’amont, vers les cols et passe sous les falaises, celui que j’aurais dû prendre.
Un vieux qui était assis au premier rang près de la porte dit qu’il n’était pas prudent de rester seul en rase campagne, que je risquais de faire de mauvaises rencontres: des lions ou des brigands. Je regardai le vieux : il avait des yeux jaunes et portait au lieu d’un turban un simple calotte de feutre, ce qui n’est pas habituel pour un homme de son âge, de plus il n’était pas armé. Un homme se mit à rire et à se moquer du vieux: celui-ci devait se croire revenu au temps de sa jeunesse et de surcroît être très âgé pour craindre les lions, et quant aux brigands, ils ne commettaient leurs forfaits que de nuit. On l’approuva bruyamment. Le vieux insistait et me proposa même l’hospitalité pour la nuit mais je déclinai son offre: j’étais pressé de ramener l’argent de la vente à la Falaise. Je descendis, les voyageurs me firent des signes d’adieu en riant et je regardai s’éloigner l’autocar vers la montagne en tressautant sur le chemin pierreux et soulevant derrière lui un panache de sable et de poussière.
Tandis que le bruit du moteur s’estompait je me rendis compte combien, si l’air dans l’autocar avait été chaud, dehors il était brûlant. Je descendis vers le carrefour et là je m’arrêtai pour considérer la situation. Le pays était désert: la route était à un kilomètre du fleuve et c’était à peine si je devinais les feuillages des arbres qui poussent dans son lit sur l’horizon tremblant. Je décidai plutôt que d’attendre à ce carrefour désert de marcher jusqu’à ce que je trouvasse un peu d’ombre: de loin en loin, à la faveur d’un torrent descendant de la montagne, un bouquet de petits arbres poussait près de la route. Pour mes fins il importait peu que je prisse la route de l’aval ou celle de l’amont mais je trouvai déprimant de revenir sur mes pas. Et je me mis en route d’un pas régulier. En marchant je remâchais mon erreur du matin, je tâchais de m’en rappeler les circonstances: il me semblait que l’autocar que j’avais pris était seul sur le bord de la place du marché et j’essayais de visualiser les lieux dans mon imagination pour y chercher où pouvait bien s’y être caché l’autocar de la vallée, celui que j’aurais dû prendre et qui remonte l’amont jusqu’à la Falaise et au-delà, mais la fantaisie de ma mémoire m’égarait à détailler des étalages de fruits, les éventaires des libraires, l’ombre des boucheries.
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Je marche pendant une heure puis j’aperçois un arbre près de la route. J’en suis content: la marche sous le soleil devenait très pénible. Je m’assois sous l’arbre, son ombre est épaisse et rafraîchissante. Je défais mon turban, mes cheveux sont trempés de sueur, j’essuie mon visage. Je mange une poire pour me rafraîchir. Je renoue mon turban. Je regarde la route. Je prends une nouvelle poire dans mon sac. Je la mange puis je lèche mes doigts et je les essuie contre mon pantalon. Voilà, j’attends. Je roule une cigarette, je fume en regardant devant moi, puis la route à droite et à gauche, et à nouveau devant moi.
Deux grands oiseaux tournent dans le ciel du côté du fleuve. Je prends un des livres que j’ai achetés en ville dans mon sac, j’essaie de lire mais j’ai la tête ailleurs. Je sens le soleil dans mon dos: l’ombre du feuillage s’est déplacée. Je me lève et je regarde derrière: le soleil n’est plus très haut au-dessus des montagnes. L’autocar de la vallée aurait dû passer déjà. La route est restée déserte, ni l’autocar, ni personne. Je commence à me dire que le chauffeur a pu se tromper, la nuit peut me surprendre ici. Les brigands. Je me dis qu’il faut me remettre en route, tâcher de rejoindre une maison avant la nuit. En marchant j’essaie de me remémorer les détails de la route. Il doit y avoir pas très loin devant, à droite de la route un hameau. Je connais bien cette route pour l’avoir souvent parcourue en autocar. Je marche donc d’un pas accéléré en me répétant de plus en plus machinalement que je dois rejoindre ce hameau avant la nuit.
Pendant ce temps le soleil baisse et disparaît derrière les montagnes.
Il y a le tombeau blanc d’un saint en face de l’embranchement qui conduit au hameau et mes yeux tandis que je marche fouillent l’horizon pour y deviner la blancheur du tombeau. Le ciel s’obscurcit, les formes que mes yeux distinguent deviennent trompeuses. La lune est au-dessus du fleuve presque pleine. Il fait nuit. Je m’arrête. Je suis tenté de courir malgré ma fatigue. Maintenant je ne pense plus qu’à la tache blanche du tombeau, je voudrais courir aussi vite que roule l’autocar pour que la route redevienne celle dont j’ai l’habitude et alors je suis sûr que bientôt apparaîtrait le tombeau blanc du saint.
(J’ai bien reconnu l’endroit où je suis. Une pointe de montagne ravinée s’avance au milieu des collines et la route fait une longue courbe. Peu au-delà de cette courbe, après une étendue plate et couverte de buissons que la route traverse droite, il y a le tombeau et en face le chemin qui conduit vers le hameau. Je n’y suis jamais allé mais on le voit de l’autocar, des arbres poussent devant les premières maisons.
J’ai reconnu l’endroit où je suis mais je n’arrive pas à en sortir, j’y suis comme enfermé.)
Je pense aux brigands. Je songe aux images de la route: le hameau est encore loin, oui: deux heures, ou trois. Je vais me coucher dans les buissons. La nuit est douce, je vais dormir. Je m’assois donc au milieu des buissons, un espace ovale de sable assez confortable. Je roule une cigarette mélangée de tabac et de hashish que je fume lentement, assis en tailleur au milieu des buissons secs. La nuit est douce. La cigarette est forte, je la laisse s’éteindre. Je mange la dernière poire avec des raisins secs. Je m’allonge, je cale mon sac sous ma tête pour m’en faire un oreiller. Je rallume la cigarette. Un bœuf meugle, assez loin, du côté du fleuve.
L’éclat des étoiles est terni par celui de la lune. J’imagine le bord du fleuve, où sont les bœufs, sous le même ciel, la lune au-dessus de la falaise. Je pense à vous, mes amis, que je devais revoir ce soir même, peut-être un peu inquiets en ce moment, et qui demain vous moquerez de moi. Je m’endors. Je ne sais pas combien de temps je dors, pas très longtemps, quelque chose me réveille. Je tourne la tête: un lion est debout tout près de moi et il me regarde.
Qui n’a pas connu ça ne sait pas ce qu’est la terreur. Le lion est si près que je sens le souffle de son haleine. Je suis certain que c’en est fini de moi, que la puissance du lion va m’abolir. Mais le lion ne bouge pas. Moi non plus je ne bouge pas, je ne bouge pas d’un cil, j’ai l’impression que si je bouge alors le lion bougera. Pendant de longues minutes mes yeux sont dans les yeux du lion.
Je ne peux vous redire ce qu’ont été ces minutes. La terreur m’habitait, tout mon corps était empli de pure et froide terreur. J’avais un cœur de terreur, un foie de terreur, des couilles de terreur. Et pourtant, j’en suis persuadé, mon regard n’en disait rien parce que mon corps était parfaitement immobile, le moindre mouvement…
Je ne peux pas vous redire ce qu’ont été ces minutes pendant lesquelles mon regard a été dans le regard du lion. Enfin le lion a fermé les yeux et je me suis rendu compte que son mufle était ensanglanté: il venait de manger et il était repu. Il lève sa tête vers le ciel. A ce moment j’espère qu’il va repartir mais il pose sa patte sur moi et se couche. Il ne me donne pas un coup de patte, il pose juste sa patte sur moi, m’immobilisant.
Je ne sais pas combien de temps s’est passé ainsi. J’étais couché sur le dos et je regardais le ciel, n’osant plus tourner mes regards vers le lion. A moment donné, j’ai entendu des chuchotements, deux voix, puis le frémissement de deux corps qui s’approchaient à travers les buissons, jusqu’à l’orée de la clairière de sable où je me trouvais. Il y a eu un temps de silence puis j’ai entendu qu’on s’éloignait doucement d’abord puis plus vite.
Finalement je me suis endormi. Je ne sais pas comment c’est possible mais je me suis endormi. Je ne pouvais rien faire et j’étais résigné à ce qui pouvait se passer, quoique ce pût être.
Au matin le bruit du moteur de l’autocar m’a réveillé, encore lointain et que je n’ai pas identifié tout de suite. Le lion avait disparu mais j’ai observé ses traces dans le sable. Et puis je suis allé au bord de la route et j’ai arrêté le car. Peu après nous avons passé le tombeau du saint: comme personne ne descendait au hameau le car ne s’est pas arrêté. Voilà.
Je n’ai parlé à personne en bas du lion. J’ai seulement demandé s’il y avait des lions dans le pays. On m’a répondu qu’il y en avait eu beaucoup jadis, il y a très longtemps mais que le dernier a été tué il y a plus de trente ans. Quant aux voix que j’ai entendues, je suis persuadé que c’étaient celles de brigands lesquels m’avaient suivi et que le lion a fait s’enfuir. «
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Ensuite les convives restent songeurs. Quant à moi, curieusement, je ne songe pas au lion, je songe au vieil homme dans l’autocar.
Qui suis-je alors? Je vis seul, je suis très jeune, aussi jeune que le conteur.
Le vieil homme a voulu retenir le conteur dans l’autocar. Pourquoi? Par souci de lui, simplement?
Je cause le soir avec le garçon qui partage ma chambre. Les vieux ont hoché la tête et ont échangé des regards appréciatifs. Nous avons deviné ce que cela signifie: ça signifie que pour eux l’expérience qu’a vécu le conteur l’a fait avancer sur le chemin de son initiation. À vrai dire c’est mon camarade qui fait état de ces observations. Moi, mes perplexités ne concernent que le vieil homme. Aussi lorsque nous nous sommes retrouvés seuls dans la chambre ai-je posé la question: pourquoi le vieil homme voulait-il l’empêcher de descendre de l’autocar? Au regard que m’a lancé mon camarade, je me suis rendu compte que ma question n’avait pas beaucoup de sens. Nous sommes restés une minute sans rien dire, les yeux tournés vers la voûte de pierre et puis mon camarade a rompu le silence:
– Pour moi, il a rêvé. Il n’y a plus de lions dans la vallée.
– Peut-être en reste-t-il quelques uns, que les chasses des Anglais ont rendus très prudents, qui vivent loin des hommes, dans les montagnes ou dans les collines au pied des montagnes, et qui parfois redescendent jusqu’à la rivière.
– Mais ce lion, n’avait-il pas mangé? Une carcasse de bœuf ou de cerf dans les environs de la route ne passerait pas inaperçue et l’on reconnaîtrait les traces du lion.