C’est une journée de printemps, fraîche et ensoleillée, des plages d’ombre passent sur le paysage. La clôture peinte en blanc découpe un rectangle de pelouse autour de la maison. Un rectangle de pelouse pendu au-dessus des brisées d’écumes et des écueils, sur le bord des falaises noires, au-dessus de la mer où des oiseaux blancs aux longues ailes s’immobilisent comme accrochés par le vertige. La pelouse et le ciel ont des couleurs de gouache et la mer se mélange du blanc de l’écume. Un valet est venu au-devant du cabriolet et a attrapé les chevaux par la bouche. Nemo reste un moment immobile, la main sur le portail bas que la jeune fille a ouvert devant lui. Elle est debout dans l’encadrement de la porte, elle le regarde sans impatience ni curiosité. Le valet, simple silhouette en bras de chemise, maigre, pourvu d’un grand nez et un peu voûté, manœuvre les chevaux pour remiser le cabriolet dans une grange. De son autre main Nemo tient son sac de voyage, en tapisserie et fermé par une boucle de cuivre. En plein soleil la locomotive étincelait comme une armure. Il sourit à la jeune fille pour s’excuser, trop ébloui encore pour se rendre compte si elle lui rend son sourire.
Nemo passe la clôture. Il a débarqué à Plymouth et de là a pris le train jusqu’à Penzance. Une jeune fille rousse l’attendait devant la gare. Elle l’a mené le long des falaises vers cette maison blanche.
Ils pénètrent directement dans la pièce de séjour, la jeune fille le débarrasse de son manteau et de son sac de nuit. Dans l’escalier Nemo se retourne, une grosse femme sort de la cuisine. En haut il y a trois chambres, celle du vieux, celle de la jeune fille et une chambre d’hôte, les deux domestiques couchent en bas. La chambre du vieux s’ouvre sur le palier un peu à droite de l’escalier, en face de la balustrade de bois clair. La fille heurte doucement la porte et l’ouvre.
Le vieux ôte ses lunettes. Il est assis dans son lit, devant la fenêtre. Il a un long et pâle visage encadré de favoris roux. Il porte une calotte de soie noire et un châle sur les épaules. Une Bible énorme est ouverte devant lui, sur le revers du drap. Il la referme, marquant la page de ses lunettes cerclées d’or. Il y a d’autres livres entassés sur le meuble de chevet. Le vieux s’est un peu redressé, recalé contre les oreillers. Il tend sa main, longue et désagréablement velue, désigne une chaise. Sa petite-fille a fermé la porte et s’est assise sur un tabouret à trois pieds. Après quelques secondes le vieux se soulève et parle. Ses yeux clairs brillent. Nemo ne comprend rien au déroulement pénible de sa voix, à peine un mot ou deux par moments. Le vieux retombe, se tait, la tête renversée, il murmure encore quelque chose. La jeune fille s’est entretemps levée.
Nemo descend derrière elle. Elle sort une enveloppe d’un tiroir du buffet. Ils s’asseyent de part et d’autre d’un angle de la table et elle explique. Nemo partira dès le lendemain matin pour Liverpool. Il devra être à Bahawalpur avant l’automne. En face une fenêtre donne sur la mer. La servante pose deux assiettes sur la table, à l’autre bout. Enfn la jeune fille tend l’enveloppe. Nemo a noté les noms, les lieux et les dates sur un calepin. Il les apprendra puis détruira la page, selon ce qu’on lui a enseigné.
Ils mangent en silence, Nemo et la jeune fille, un repas frugal mais bienvenu car il avait faim. Ensuite la jeune fille l’accompagne à l’étage pour lui montrer sa chambre où la servante a monté le sac en tapisserie, une chambre carrée trop pleine de meubles, dont la fenêtre, comme celle de la chambre du vieux, donne sur la mer. « Je vais maintenant m’occuper de mon grand-père. » dit la jeune fille. Il lui demande si le village est loin, non, répond-elle, une demi-heure de marche tout au plus. Hilda y descendra dans l’après-midi avec le cabriolet pour faire des courses. Mais Nemo préfère marcher un peu. « Je vous attends pour le souper, n’est-ce pas? » Pour la première fois Nemo voit un sourire aux lèvres de la jeune fille.
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Nemo descend à pied jusqu’au village en fumant un cigare. Un peu de vent, le même que ce matin mais les nuages se font plus nombreux. Il s’attarde un peu sur le port, regarde l’horizon, jette ce qu’il reste du cigare dans l’eau du port et entre dans l’auberge, celle qui donne sur le port, sans doute la seule auberge du village.
A l’intérieur il y a plus de monde que ce à quoi il s’attendait et on le regarde avec méfiance. Il prend la bière qu’on vient de poser pour lui sur le comptoir et va s’asseoir à une table. Il a tout juste sorti de sa poche le livre emprunté à la bibliothèque vitrée de sa chambre qu’un homme vient s’asseoir à sa table. A deux tables de là deux hommes jouent aux échecs. Nemo remet dans sa poche le livre qu’il venait d’en tirer, reprend son verre et va se tenir près des trois spectateurs. La partie est à peine entamée mais elle ne dure pas longtemps. Le perdant se lève, dit qu’il lui faut s’en aller et s’en va.
Comme le vainqueur commande une autre bière, Nemo lui demande s’il veut bien lui accorder une partie. L’autre – c’est un homme gros et fort qui porte une casquette de marin – le toise puis lui fait signe de s’asseoir. Nemo gagne la première partie assez facilement. L’autre, très mécontent, lui réclame la revanche. La seconde partie est plus longue et Nemo la perd.
La troisième partie est plus longue encore. Entretemps tous les hommes dans l’auberge se sont approchés et font cercle autour de l’échiquier. Il y a un moment où Nemo se lève pour aller chercher une bière tandis que son adversaire réfléchit. Lorsqu’il se rassied, et comme son adversaire n’a toujours pas bougé, le menton dans la main droite, la gauche posée sur la cuisse, un homme demande à Nemo: « Vous habitez la maison du capitaine?
– Du capitaine? répond Némo, non, je ne pense pas…
– La maison sur la falaise. C’était la maison du capitaine Challoner. C’est lui qui l’avait faite construire. Il ne l’a guère habitée que pour y mourir. »
Pendant qu’est dite cette dernière phrase le gros homme joue son coup et Nemo se concentre à nouveau sur le tableau.
Un peu plus tard: « Vous l’appelez toujours la maison du capitaine?
– Il n’y a que trois ans que le capitaine est mort et ceux qui l’occupent à présent sont des étrangers.
Nemo aurait du gagner cette partie mais un peu d’inattention de sa part permet à son adversaire de forcer le pat. Le gros homme sourit, s’écarte de la table et fait une moue appréciative. Nemo finit sa deuxième bière et tire un cigare de sa poche. Les spectateurs se sont dispersés. Le gros homme commande deux nouvelles demi-pintes par dessus l’épaule de Nemo. Qui proteste pour la forme puis offre à l’homme un cigare que l’autre refuse avec une grimace. Il demande à Nemo s’il est dans la région pour un moment, qu’ils puissent se mesurer encore. Nemo dit qu’il repart le lendemain. « Dommage », fait le gros homme. Puis, après avoir tiré une première lampée de bière fraîche: « Les occupants de la maison du capitaine sont-ils de vos parents ou de vos amis?
– Du tout. Je suis venu m’acquitter d’une commission et, à vrai dire, je ne les connais pas.
– Une commission importante, pour vous avoir mené jusqu’ici, au bout du monde pour ainsi dire.
– Au bout du monde… Et Nemo regarde regarde rougeoyer l’incandescence du cigare sous la cendre déjà dangereusement longue. Vous êtes marin, vous savez bien que le monde n’a pas de bout.
– Je suis né ici. Si vous suivez encore un peu la route vers le couchant vous arrivez au bout de la terre, vous voyez sur l’horizon l’île de Scilly, qui est un maudit endroit, et au-delà il n’y a plus rien que l’océan. Je veux bien croire qu’il y a quelque chose en face mais lorsque vous êtes là, marin ou pas, vous n’en devinez rien. »
Ils sont sortis. Le trottoir et les quais sont mouillés et le ciel est à nouveau tout dégagé. Nemo aperçoit le cabriolet, la servante y charge une caisse de volailles. Il prend congé du marin et va au cabriolet.
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C’est l’après-midi. Nemo est parti au village. Le soleil entre dans la chambre du vieux avec abondance. Tout commence dans la lumière de cette journée de juin, la lumière et le vent qui ce matin ont accompagné l’arrivée de Nemo (et le galop du cabriolet le long des côtes) et la lumière dorée de l’après-midi qui pénètre dans la maison silencieuse. Le vieux pense, des mots se forment dans sa tête, silencieusement dans son larynx, son cou maigre est doucement travaillé. Pour le reste il est immobile, plus allongé qu’assis, les bras le long du corps sur le drap et les couvertures bien plates.
La fenêtre ouverte sur la mer dans le mur de bois, je la vois soudain comme une porte ouverte dans un mur de pierre, enduit et chaulé de blanc. Et la scène a des allures d’image pieuse, de fresque peinte dans une cellule de moine. Le vieux occupe la place du saint mais le saint, couché comme le vieux sur un lit étroit, a les mains jointes et les yeux tournés vers le haut.
Deuxième rêve de Nemo. La porte à côté de son lit est ouverte sur la lumière, le saint a les mains jointes et le regard qui s’élève vers la lumière. Ce n’est que sur la lumière qu’ouvre la porte mais des nuées d’anges sont esquissées dans la lumière. Le saint est maintenant plein de confiance et de gratitude et le peintre lui-même sait, sinon ce que sait le saint, au moins ce que lui, peintre, a à peindre. Le saint sur l’image pieuse a le regard élevé vers la lumière et les mains jointes. L’expression du vieux, elle, n’a rien de mièvre, ses mains sont posées à plat de part et d’autre de son corps.
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Il fume allongé habillé sur le lit, lampe éteinte, la fenêtre grande ouverte sur la mer. Il écoute. A la fin du souper, après qu’il lui a raconté son passage à la taverne, le visage de la jeune fille s’est avancé au-dessus de la table et elle a dit: « L’Argos ne partira de Liverpool que dans trois jours. Vous pouvez rester ici encore demain. Je vous amènerai au bout du monde, voulez-vous? Je nous ferai préparer un panier et nous pique-niquerons. » Il regardait la couronne dorée qui entoure ses pupilles, l’iris jaune des yeux de la jeune fille.
Il fume allongé sur le lit. Et il écoute, le cœur un peu serré. Il entend le bruit des pas de la jeune fille sur le palier, une porte s’ouvrir et se refermer, celle de la chambre du vieux. Des voix, très amorties (j’ai oublié de dire qu’entre la chambre d’hôte et celle du vieux, il y a un étroit cabinet de toilette), sourdes, des échanges qui ressemblent à une dispute sans éclats, une dispute sourde. Puis le son des voix se calme, la voix de la jeune fille, longuement, le bruit de la porte à nouveau. Il entend du palier la jeune fille souhaiter la bonne nuit au vieil homme, son pas sur le plancher qui s’éloigne, vers sa chambre, et la porte s’ouvrir et se refermer là-bas, tout au bout du palier. Il n’y a plus un bruit dans la maison, les domestiques se sont retirés. Il n’y a que le bruit de la mer qui arrive filtré à travers les croisées. Nemo a laissé s’éteindre son cigare et la cendre froide est tombé sur sa veste. Il pose le cigare éteint sur la table de chevet. L’iris doré des yeux de la jeune fille qui s’avançait vers lui au-dessus de la table. Il se lève, ouvre avec précaution la porte de sa chambre et sort sur le palier. Au fond il y a un trait de lumière dorée sur le seuil de la porte. Il s’avance, pieds nus sur le plancher du palier, en prenant soin de ne pas faire de bruit. Au passage il entend le ronflement régulier du vieux. Le plancher n’a pas grincé, il est debout contre la porte de la chambre du fond, le cœur battant. Que dira-t-il? Qu’il ne trouve pas le sommeil? Qu’il veut lui parler? Il lui dira qu’il désirait rester encore un peu dans sa compagnie. Mais au moment où il lui semble avoir le cœur de taper à la porte (le plus doucement possible) il s’aperçoit qu’à ses pieds le trait de lumière vient de disparaître. Elle a éteint, elle vient d’éteindre. Il reste encore quelques secondes comme ça, debout, stupide, contre la porte de la chambre de la jeune fille, dans l’obscurité et le silence de la maison (juste, étouffés derrière lui, les ronflements du vieil homme). Rien ne se passe et il retourne, doucement mais sans autant de précautions qu’à l’aller, dans sa chambre.
L’odeur du cigare froid. Il rallume le cigare et ouvre grand les croisées sur la rumeur marine et se recouche, sans se déshabiller, sur le lit.
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« Mon grand-père, dit la jeune fille, voudrait vous voir à nouveau. » C’est dans la matinée du lendemain. Nemo était réveillé depuis peu lorsque la servante a tapé à petits coups sur la porte pour le prévenir que le petit déjeuner était prêt. En bas, Nemo a déjeuné seul. La jeune fille est descendue comme il finissait sa deuxième tasse de thé.
Le vieux est installé comme la veille, assis dans le lit et le dos soutenu par trois ou quatre gros oreillers – mais cette fois il regarde Nemo, droit dans les yeux, et son regard est aigu. La barbe est comme une flambée et il semble à Nemo que c’est la haine qui anime ce regard. Et comme pour confirmer cette impression, le vieux commence (le regard ne cille pas et Nemo est très troublé): « J’aurais préféré ne pas avoir à te parler à nouveau. J’aurais préféré ne pas te revoir mais tu n’es pas parti ce matin comme je l’avais voulu. Alors il faut bien que je te parle …
Je sais qu’un jour viendra où je pourrai me lever à nouveau. Cette fièvre froide qui me brouille l’intelligence cessera. Je pourrai me lever à nouveau. La mort n’est pas pour tout de suite. Je le sais. Mais je sais aussi que le temps m’est compté. J’ai vu le visage de la mort de mon corps. J’ai mal au dos et à la nuque. Je soulève le drap et je regarde mon corps, ce rose et ce roux.
Ce corps n’est pas un cadavre, mon âme ne l’a pas encore abandonné mais il n’est pas tout habité par elle, il est semblable à un paysage que le regard parcourt. »
Peu à peu la voix s’est brouillée, des mots étrangers sont venus se mêler aux phrases et le regard s’est depuis longtemps détourné de Nemo. Peu à peu la parole du vieux s’est mise à ressembler à ce qu’elle était la veille. Et puis il se tait. Il reste un long moment sans rien dire, les yeux mi-clos, la poitrine lourdement soulevé par la respiration. Un long moment, au point que Nemo ne sait trop que faire. Mais lorsqu’il esquisse un mouvement pour se lever, le vieux pose à nouveau ses yeux grand ouverts sur lui et se projetant vers l’avant se saisit de son poignet: « Quant à toi, dit-il, laisse ma petite-fille tranquille. Ne pose pas ta main sur elle. Tu m’entends. Ne pose pas ta main sur elle. » serrant de sa longue main velue avec une force inattendue le poignet de Nemo.
Le vieux a lâché la main de Nemo et Nemo se retrouve sur le palier très désorienté.
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Pas plus que la veille, il n’ose frapper. Alors, le cœur serré cette fois, il se retourne vers sa chambre, comme un voleur. Mais, il a fait quelques pas, de la lumière s’épand derrière lui et sur le plancher et sur les murs, la porte de la chambre de la jeune fille vient de s’ouvrir. Elle est nue, debout droite et nue, tient une lampe de la main droite à hauteur de ses cheveux au-dessus de la rampe, et le bras droit tendu, l’index tendu au bout de ce bras vers le rai de lumière sous la porte de la chambre du vieux. La blancheur de sa peau est vêtue d’ombre mais au milieu flambe le pubis, allumé par les rayons de la lampe. Nemo, qui s’est tourné, sa honte en est sidérée.
Il n’a pas posé la main sur elle mais tout près de son oreille, elle lui a dit: « La prochaine fois, nous dormirons ensemble. »
Le lendemain, c’est la servante qui le réveille peu après l’aube. Le petit déjeuner est prêt pour lui sur la table en bas. Et il part sans revoir la jeune fille. C’est le valet qui conduit le cabriolet jusqu’à la gare de Penzance. Sur le port de Liverpool, il n’a pas de mal à trouver l’Argos. On lui dit qu’on l’attendait la veille et qu’on a retardé le départ du bateau pour lui. Et c’est ainsi que Nemo embarque et que commence son voyage.