Sarah à Milan

Sarah se promène dans la banlieue de Milan et il pleut. Il fait nuit et il tombe une petite pluie fine et interminable. Sa promenade longe un canal. Elle est venue voir son frère, son demi-frère mais elle pense toujours « mon petit frère », fils d’un second lit de son père. Il a seize ans et il est en apprentissage, mécanicien, il sera réparateur de machines, il paraît que ça gagne bien.

Elle ne connaît pas ce petit frère depuis bien longtemps, depuis quatre ans exactement, depuis la mort de son père. Vingt ans sans avoir de nouvelles et elles avaient reçu, sa mère et elle, une lettre du frère de son père. Elle avait presque oublié que son père avait eu un frère. Sa mère, les dix ans que son mari avait vécu avec elle, n’avait vu ce frère qu’une fois, peu après le mariage. Elle savait que ce cadet avait suivi son frère dans ses pérégrinations et c’était à peu près tout. Il n’en parlait jamais. Il ne parlait jamais du passé que dans des termes très imprécis, exagérément épiques ou exagérément lyriques, des aventures extraordinaires et floues dont il était le héros. Et il ne parlait jamais de son frère mais celui-ci apparaissait parfois au hasard d’un de ces récits confus comme l’un de ses protagonistes.

La mère de Sarah était d’une vieille famille juive italienne, italienne depuis la nuit des temps. Elle était tombée tout de suite très amoureuse de cet homme de dix ans son aîné, qui venait de Malte mais qui était né en Turquie, brun, grand, fort, rieur et comiquement mélancolique ; elle s’était laissée épouser très vite : il était si différent de tout ce qu’elle avait connu et il était si romanesque. Si romanesque qu’après dix ans de vie commune il avait disparu. A cette date la mère de Sarah avait eu le temps de se lasser du côté romanesque de son mari mais elle n’avait pas cessé de l’aimer. Ils n’avaient pas divorcé, simplement il avait disparu en laissant une lettre terriblement grandiloquente et insensée comme tout ce qu’il lui arrivait d’écrire.

Après cette disparition la mère de Sarah vécut encore quatre ans à Milan avec sa fille puis elle retourna à Vérone où elle avait de la famille. Elle n’avait pas essayé de retrouver son mari, n’y avait pas seulement songé. Elle était magistrate et n’avait besoin de personne pour les faire vivre, elle et sa fille. Lorsque sa fille lui en posait la question, elle supposait que son mari était parti pour un de ces pays dont il avait aimé parler. Et un matin une lettre lui apprit que le fugitif était décédé d’une attaque à Ca’ Turino di Buccinasco, dans la banlieue de Milan. Une lettre dans la signature de laquelle elle reconnut le nom de son beau-frère. Plus tard son oncle confirma à Sarah que son père était venu le voir peu après être parti de chez lui, qu’ils s’étaient réconciliés et que depuis il avait vécu, vingt ans, à Ca’ Turino.

Malgré son émotion la mère de Sarah avait trouvé ça comique, elle n’avait pu s’empêcher d’en rire, que son mari se fût trouvé pendant toutes ces années vivre si près.

Sarah était venue, seule, à l’enterrement et là elle s’était découvert toute une famille inconnue. La femme qui avait vécu avec son père et qui lui avait donné un fils était une petite femme brune, effondrée et perdue, jeune encore et bien moins belle que la mère de Sarah. Sarah sympathisa, avec un peu de retenue. L’oncle était un homme corpulent et doux, avec une épaisse moustache et de grands yeux noirs que Sarah se souvint avoir été ceux de son père ; il avait une femme très pieuse et de cette femme deux fils qu’elle élevait scrupuleusement. Bien sûr cette femme avait réprouvé que le père de Sarah vécût et eût un enfant d’une femme avec qui il n’était pas marié mais elle n’avait jamais rien dit parce qu’il s’agissait du frère de son mari et elle ne protesta pas non plus lorsque son mari offrit à cette femme et à son enfant de venir vivre chez eux.

Et toute cette famille avait fait à Sarah le meilleur accueil.

Sarah avait fait le voyage d’aller anxieuse et plutôt tendue, puis elle avait été déconcertée. Son oncle lui avait raconté que son frère lui parlait parfois d’elle et qu’il avait gardé des photographies et que, s’il n’en parlait pas souvent, il avait gardé pour elle une sorte de respect. Sarah s’était demandé si son oncle ne lui avait pas dit ce qu’il s’imaginait devoir être dit en de telles circonstances.

Quoiqu’il en fût, Sarah, qui avait considéré avec une froide curiosité le corps de ce père disparu lorsqu’elle avait sept ans et qui pour elle était devenu une figure mythique, d’aventurier cosmopolite bien différent de celui qu’elle redécouvrait là, se sentit émue lorsqu’elle se retrouva seule avec son oncle, après la cérémonie. Une effusion assez absurde qu’elle s’efforça d’abord de réprimer. L’homme lui disait avec de l’humidité dans ses grands yeux noirs : « Pour nous la famille, ça a toujours été très important. », le frère de ce père fugitif, et elle n’eut pas envie de rire, juste sourire et pleurer. Elle renonça à comprendre et accepta la sympathie qu’on lui offrait.

A son retour, lorsqu’elle raconta ce qu’elle avait vu et appris, sa mère lui posa quelques questions, avec une curiosité un peu détachée, et ne fit aucun commentaire. Elle ne fit non plus aucune objection à ce que sa fille maintint des relations avec la famille de son père mais se montra décidée à rester en-dehors de ces relations malgré l’invite incongrue de son beau-frère.

Ainsi depuis deux ans, chaque fois qu’elle va à Milan, Sarah vient faire une visite à la famille de son père, à Ca’ Turino di Buccinasco. Il lui semble que ces visites l’apaisent. Certaines choses que lui a racontées son oncle (elle ne lui pose pas de question mais souvent, lorsqu’ils ont un peu de temps et de tranquillité, son oncle lui parle de son père, de leur enfance et de leurs parents ; pourtant l’oncle n’est pas bavard, c’est comme s’il n’avait attendu qu’elle pour parler de ces choses) lui semblent indiquer la possibilité d’une explication de la conduite de son père mais ces choses-mêmes ont quelque chose d’absurde et devraient sans doute à leur tour être expliquées par des faits plus anciens encore. Et Sarah a renoncé à comprendre, elle n’éprouve plus de curiosité pour des questions qui ont hanté son adolescence.

Mais ce soir-là Sarah pense au jeune Américain qu’elle a rencontré la veille à Vérone, Jake. Alors elle ne peut rester assise devant le poste de télévision. Rester assise au milieu de cette famille devant le poste de télévision. Elle se lève et elle dit à son oncle qu’elle va faire un tour. Son oncle dit qu’elle ne peut pas sortir seule à la nuit tombée. Elle dit qu’elle sait se défendre. Il dit que ce n’est pas possible. Et dit à un de ses fils d’aller avec elle, l’aîné. Elle proteste, dit que le garçon veut regarder la télévision et qu’elle préfère rester. L’oncle dit qu’il n’y a que des stupidités à la télévision et que ça fait plaisir à son fils de l’accompagner.

Lorsqu’ils sortent il y a cette pluie, fine et glacée, vraiment pas un temps pour se promener. Elle fronce le nez et se tourne vers son cousin. Il remonte le col de son blouson et lui sourit histoire de lui faire comprendre qu’il ne lui en veut pas, qu’il sait que ce n’est pas de sa faute.

Ensuite il marche à quelques pas derrière elle, les mains dans les poches, sans parler et Sarah peut se promener comme si elle était seule. Ca’ Turino est un de ces villages que l’agglomération a rejoints : sur la place où donne la maison de l’oncle, la place centrale, on pourrait se croire à la campagne mais autour ce n’est plus la campagne, des petites barres d’immeubles, des entrepôts et quelques champs mal entretenus qui attendent d’être lotis. Sarah marche le long du canal, son cousin quelques pas derrière elle, qui fume une cigarette et lui laisse tout loisir de penser à Jake.

Elle était dans l’antichambre et causait avec l’huissier. Ce jeune homme brun est arrivé, un jeune homme brun avec l’accent américain. Lorsque l’huissier lui a expliqué que le juge ne recevait pas de journaliste, il a eu l’air perdu, comme quelque chose à quoi il ne s’attendait pas du tout. Il s’est assis. L’huissier lui a dit qu’il était inutile d’attendre, il pensait que peut-être l’Américain n’avait pas compris. L’autre a répondu qu’il avait compris et qu’il avait besoin de réfléchir alors qu’il s’asseyait quelques minutes. L’huissier ne répondit rien mais il était ennuyé, Sarah le devinait bien, il pouvait craindre que l’Américain restât là à attendre que le juge sortît ou que quelque chose arrivât. Et ce pouvait bien être l’intention de l’Américain. L’Américain était assis avec les jambes allongées et les mains dans les poches du pantalon, les yeux vers ses pieds et les sourcils froncés. Sarah avait entendu le nom de l’agence lorsque l’Américain s’était présenté et cet homme l’intéressait. Et elle le trouvait beau.

Elle avait une idée mais elle hésitait encore. C’est lorsque ses sourcils se levèrent, qu’il hocha la tête en serrant les lèvres et qu’il sauta sur ses pieds en frappant ses cuisses du plat des mains, bref, qu’il apparut qu’il prenait le parti de s’en aller, qu’elle s’approcha de lui et lui proposa de venir faire l’interview avec elle. Elle lui expliqua que le juge était un camarade du temps qu’elle était étudiante et qu’en outre leurs parents se connaissaient et qu’elle devait faire une interview, qu’il ne lui refuserait pas, pour un journal de Milan. Il s’arrangeraient pour faire deux articles distincts de leur double entrevue.

Il la regarda dans les yeux, sourit et accepta.

Un quart d’heure plus tard le juge raccompagnait un officier de police à la porte de son bureau puis il fit signe à Sarah et l’embrassa. Sur le seuil elle lui parla, il jeta un regard vers Jake et hocha la tête en souriant.

L’entrevue fut bonne. Sarah et Jake avait un point de vue très différent sur l’affaire et leurs questions se complétèrent.

Un trolleybus passe, de l’autre côté du canal. Les caténaires envoient par moments de brèves gerbes d’étincelles et l’intérieur de la grande cage de verre est illuminée comme par l’électricité du ciel. Il est vide sauf une vieille femme assise deux rangs derrière le conducteur. Sarah peut voir qu’elle parle et le conducteur, qui lève de temps à autre le regard vers le rétroviseur, lui répond en levant le bras et en agitant doucement la main.