Iquitos (le docteur Finch)

Le docteur Finch n’était pas quelqu’un de vraiment sympathique, quand on y réfléchissait. Ça n’apparaissait pas tout de suite, sinon par un air un peu de biais. Il ne se livrait pas tout de suite. On lui trouvait juste, d’abord, un air un peu de biais, un demi sourire, la bouche oblique, et puis le cou toujours un peu rentré dans les épaules. Il venait chez la Française avec sa mallette. Il disait: J’ai tout ce qu’il faut là-dedans, tapotait sa mallette. Il venait tous les jours prendre des nouvelles et une fois par semaine faisait l’inspection complète des filles. Torve, il faudrait que je vérifie le sens exact du mot, mais c’est celui qui me vient à l’esprit: il avait un air torve. Il m’a d’abord considéré comme ça, d’un air torve, même pas son demi-sourire oblique, m’a considéré d’en-dessous, méfiant comme un chien battu, je dirais.

Un soir cependant, lorsqu’il a eu fini son inspection il est venu sur la terrasse, devant le parc (le parc de chez la Française, c’est-à-dire un morceau enclos de murs à demi rendu à la jungle, à la forêt, avec des feuillages sauvages, des branches et des lianes qui s’épousent et viennent fermer la vue au-dessus de ce qui reste des allées et chemins, une partie qu’on peut encore parcourir, des bosquets qui se sont enflés, qui débordent, qui s’échevellent, mais il reste devant la terrasse une sorte d’esplanade de sorte qu’il n’est pas désagréable de s’asseoir là, devant ce mur de végétation sauvage, qui s’anime parfois d’un plumage de perroquet ou de perruche, qui bruit de vie invisible et où se reflètent faiblement les lumières de la maison, elle violemment éclairée de toutes ses fenêtres et de toutes ses croisées.

Donc nous nous sommes retrouvés sur la terrasse, la nuit tombée depuis un bon moment déjà, à quelques mètres l’un de l’autre. Je crois qu’il ne m’avait pas vu lorsqu’il est venu s’installer ici, son regard de côté lorsqu’il s’est aperçu que j’étais assis là, un verre à la main comme lui. Ou plutôt: le regard de côté qu’il a dirigé vers moi, j’étais un peu à l’arrière de son fauteuil de sorte que je n’avais pas besoin de tourner beaucoup la tête pour le regarder, lui en revanche devait la tourner un peu vers l’arrière, de sorte que je le regardais lorsqu’il s’est tourné vers moi, je le regardais mais peut-être ne s’en est-il pas aperçu: j’avais la lumière de la maison derrière moi et mon visage était donc dans l’ombre, lui en revanche, son visage, son profil, de trois-quart, s’est trouvé éclairé lorsqu’il s’est tourné vers moi. Le regard qu’il me jeta alors semblait le regard de quelqu’un qui s’aperçoit qu’il n’est pas seul, qu’il y a quelqu’un assis à quelques mètres de lui un peu en arrière et qui se demande un temps dans quelle mesure exactement cette découverte l’ennuie.

Plus tard je me suis rendu compte que malgré son caractère peu sociable, il n’aimait pas beaucoup la solitude, qu’il préférait la compagnie même s’il y semblait peu à sa place. Je l’ai revu en diverses assemblées, il ne tenait pas souvent le crachoir, intervenait par quelque réflexion sardonique, par une interjection ou par une plaisanterie. Mais ce soir là, ce que je me disais, c’était qu’il était ennuyé de découvrir qu’il n’était pas seul sur cette terrasse, que ce moment de détente solitaire lui était gâché ou plus exactement qu’il se demandait s’il laisserait cette découverte, la découverte d’un intrus, lui gâcher ce moment de détente solitaire. Il sembla d’abord avoir décidé qu’il ne se laisserait pas embêter, son visage avait à nouveau disparu, tourné vers la forêt, et puis la tête immobile et puis le mouvement vers l’arrière de quelqu’un qui boit. Je souris à mon tour et à mon tour bus après avoir, vers le profil perdu, esquissé de mon verre un geste de salutation.

Après deux ou trois minutes, je l’entendis, d’une voix assez forte mais indistincte, prononcer quelques phrases puis d’une voix plus haute et très articulé: « Auriez-vous du feu? » Il n’avait pas bougé de son fauteuil ni changé de position. Ne s’était pas tourné vers moi. Un silence de quelques secondes puis amusé je décidai de lui porter du feu. « Oui » fis-je en me levant et je m’approchai de son fauteuil. Il leva les yeux vers moi puis « Merci » dit-il avec quelque chose comme de la moquerie dans la voix, une moquerie pas insultante, plutôt déplacée, automatique et déplacée, il ne se moquait ni de moi ni de lui mais plutôt supposai-je de la situation, comme si je lui avais joué un bon tour en me rendant si obligeamment à sa demande.