La Pension Suisse

J’habitais l’Hôtel de la Gare-Pension Suisse parce que c’était l’hôtel de tourisme le moins cher de la ville. Je m’en tirais avec une pension de 30 piastres et il n’y avait rien à redire, la literie était propre et la nourriture fraîche et bien cuisinée. J’aurais pu trouver un hébergement meilleur marché mais j’avais télégraphié mes conditions de séjour à mon employeur et il les avait acceptées.

La pension donnait sur la place de la gare, une petite place rectangulaire écrasée de soleil dans un quartier sans ombre, où le maigre palmier qui en ornait le centre faisait comme l’aiguille d’un cadran solaire. La place ordinairement peu fréquentée se remplissait et se vidait brusquement au rythme des horaires du chemin de fer. La gare aurait pu avoir une allure européenne, avec sa façade néo-classique et ses toits de tuile, si l’implacabilité du ciel le lui avait permis. Deux fois par jour les voitures des hôtels, les portefaix, quelques grooms, de riches touristes en calèche ouverte, des chariots à mules, s’amassaient devant sa façade, s’agitaient quelques minutes puis se dispersaient ne laissant que le même groupe d’hommes de peine et de mendiants qui semblaient n’avoir pas bougé des marches où ils restaient assis des heures durant, bavardant, presque immobiles sous l’ombre de la marquise.
 

Je ne sais pas ce que je fais dans cette ville, pourquoi depuis trois mois je vis dans cette ville. J’y suis parce que le professeur m’ a dit d’y rester et qu’il m’envoie de l’argent. Il me donne des travaux à faire mais, me semble-t-il, des travaux que je pourrais fort bien, mieux même, réaliser ailleurs.

Vous ne vous ennuyez pas? Non, je ne sais pas, je ne crois pas. J’ai du travail et j’ai de l’argent. Seulement je ne comprends pas bien pourquoi le professeur veut que je reste ici.

Je ne me lève pas trop tard: le petit déjeuner est servi jusqu’à neuf heures. Je le prends chaque matin dans la salle à manger de la pension. Je reste le dernier la plupart du temps.

Lorsque je me suis couché très tard, je rattrape le sommeil qui me manque par une sieste. Ma chambre est juste au-dessus de la salle à manger.

Je crois que je regrette mon ancienne chambre, celle qui donnait sur l’arrière de la maison. Celle-là était au deuxième étage et donnait sur les cours et je me distrayais beaucoup à observer ce qui s’y passait. Mais un jour le professeur m’a dit que je devais prendre une chambre sur la façade. J’ai donc pris une chambre sur la façade. C’était il y a quinze jours. Ainsi lorsque je prends mes repas à la pension ou lorsque je distrais mes regards de mon travail, c’est la même place que je vois.

Chaque semaine j’écris au professeur. Et lui aussi m’écrit, plus irrégulièrement. Certaines semaines je reçois trois lettres, et parfois je reste deux, trois semaines sans rien recevoir. Certaines lettres sont très courtes, quelques instructions ou des remarques au sujet de quelque chose que je lui ai écrit, et d’autres sont très longues. Elles sont généralement impersonnelles mais il y a dix jours il m’a écrit qu’il me considérait comme son fils. Ce n’était pas une lettre très affectueuse ou émue, elle n’avait rien d’un épanchement, il semblait plutôt vouloir que je comprenne quelque chose, quelque chose de difficile à expliquer et à comprendre, qu’il avait du mal à expliquer mais qu’il aurait été utile, nécessaire presque, que je comprenne.
 

Si je veux bien laisser aller le temps, peu à peu vient au jour, s’épanouit et sort de l’oubli un bloc de mémoire fictive. Je n’ai jamais vécu à la Pension Suisse, personne n’a jamais vécu dans cette Pension Suisse là. Le palmier qui se dresse solitaire au milieu de la place est comme il m’arrivait de le voir aux heures vides de la journée, lorsque mon regard était clandestin, que je le concevais tel qu’il était l’instant d’avant que par distraction je me tournasse vers lui, droit, identique à ce que je le voyais mais ignoré de quiconque, inexistant et singulier, solitaire.

J’aimais prendre mon petit déjeuner à la pension. J’aimais le prendre seul. Je m’asseyais près de la fenêtre de façon à pouvoir y jeter un oeil de temps à autre, lorsqu’un train arrivait.
 

Lorsqu’on me demande ce que je fais, je suis très embarrassé: comment définir ce que je fais ici? Je répond : « J’étudie. » avec gêne, avec une réticence que je voudrais ne pas éprouver, je sens mon regard glisser, la peau de ma nuque picoter, et puis on me demande: « Qu’étudiez-vous? ». La première fois j’ai répondu, partiellement. C’était un couple, la jeune femme a posé sa main droite dans le creux de sa main gauche par-dessus la table et a fait « oh! », ses yeux s’étaient aggrandis, je l’avais remarqué, mais je ne sais pas si elle éprouvait réellement l’intérêt qu’elle manifestait, j’ai poursuivi mes explications et j’ai fini par m’embrouiller un peu. Nous partagions le repas de midi et j’avais déjà bu trois verres de vins. En parlant je croyais expliquer réellement ce que j’étudiais mais en vérité je ne sais pas ce que j’étudie. Je sais que j’étudie mais je ne sais pas réellement ce que j’étudie, je ne suis pas même sûr d’étudier quelque chose. Peut-on étudier sans étudier quelque chose?

J’ai poursuivi mes explications et j’ai fini par m’embrouiller un peu. Je n’ai pas bafouillé mais j’ai trouvé une façon de conclure, un peu maladroite, ai-je pensé, maladroite. Je n’essayais pas de paraître adroit, j’essayais d’être convenable. Lorsque je me suis tu, l’homme, après un moment de silence, a dit: « Passionnant. ». Et le lendemain ils ne se sont pas assis à ma table. Lorsqu’ils sont entrés j’ai regardé par la fenêtre.
 

Ces morceaux de ma vie, ces segments qui me dessinent, me reviennent trop vite à présent. Ils m’échappent et ainsi ma vie m’échappe. Je retourne à la pure virtualité qui était la mienne.
Disent-ils la vérité tous ces voyageurs qui se racontent dans les salles à manger d’hôtel? Je suppose que oui: pourquoi mentiraient-ils? Ceux qui descendent à la Pension Suisse ne sont pas très riches et ils ne restent pas très longtemps. Quelques jours, une semaine tout au plus. Quelques-uns reprennent ensuite leur voyage vers le sud et la plupart remontent vers le nord. Car pour la plupart, qu’ils soient venus pour leur plaisir ou qu’ils l’aient fait pour affaire, la ville est le bout de leur voyage et le matin où je les vois traverser le hall chargés de leur bagage, ils viennent d’entamer leur voyage de retour, leur visage est changé, ils rentrent chez eux, parfois fort loin vers le nord, dans un pays où en ce moment-même il neige. (Je n’ai jamais vu de neige. Il me semble que sans l’avoir vue je connais la neige, que je peux sentir sa douceur comme on peut sentir un souvenir.)
 

J’ai dit, ça m’était venu comme la réponse la plus exacte possible, j’étais assez content, j’ai dit: « Je travaille pour un professeur allemand. » et tout de suite je me suis rendu compte qu’on allait me demander ce que je faisais pour lui et que je ne saurais rien expliquer ou plus exactement que mes explications appeleraient d’autres questions auxquelles je ne saurais pas répondre. J’ai dit: « Oh, c’est compliqué ». Et je suis retourné dans les limbes.

Je suis remonté dans ma chambre, troublé, mécontent de moi. J’habitais encore ma première chambre et comme le soleil avait passé le milieu de sa course, elle était remplie d’ombre. Je me suis allongé sur le lit et j’ai songé au vieux professeur qui est mon maître, là-bas, si loin, à Berlin où il neige. J’aurais dû répondre: « Je fais des traductions », cela aurait été vrai et cela aurait été convenable, cela aurait répondu à la curiosité de mes interlocuteurs. Pourquoi ne l’ai-je pas fait? Je me suis emporté contre le professeur. Je me suis senti plein de haine contre lui, au point que j’ai dû me lever et arpenter l’espace étroit de ma chambre.

Je me suis emporté contre lui et j’ai fait des phrases. Je lui reprochais de contrôler ma vie, de me faire faire ceci ou cela selon son bon plaisir et de me rendre ridicule devant les étrangers. Les phrases s’enchaînaient si claires, si distinctes qu’elles semblaient se dessiner dans l’espace de la chambre. Elles s’articulaient les unes aux autres d’elles-mêmes et mes pas se faisaient de plus en plus rapides et longs. J’ai mis la main sur la poignée de la porte pour sortir: l’espace de la chambre m’était devenu trop exigu. Mais je me suis arrêté, je me suis dit qu’il serait stupide de dérouler ma rhétorique dans les rues vides de l’après-midi. Que j’allais écrire à mon maître. J’ai écarté les dictionnaires, les notes, les livres et les photocopies et j’ai pris une feuille blanche.