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J’entre dans la classe – je suis en retard et je regarde mes camarades. Ils ont de drôles de figures ovales et brunes, celles de la jeunesse. Je dis: « Permettez-moi de vous dire, chers condisciples, que je vous trouve particulièrement beaux et jeunes ce matin, et je vous en félicite! » Certains sourient, les autres ouvrent des yeux ronds. Le professeur est interloqué mais ne dit rien et me fait signe de m’asseoir.

Je me sentais une allégresse un peu anxieuse, retenu que j’étais par les murs de la classe et le regard du professeur. Et je reconnus cette allégresse dans le regard de mes amis lorsque je les saluai comme je le fis. Ou plutôt je la suscitai, cette allégresse, comme les réveillant d’un rêve. J’avais envie de rire et de sauter. Depuis quand étaient-ils là ? Gérard plus tard me dit: « Nous avons été contents de te voir mais sur le moment ça a été pour moi, pour les autres aussi, nous en avons parlé, comme un embêtement. Je ne sais pas comment t’expliquer ça: nous avions honte de ce qui nous arrivait. Comme si nous avions eu honte de ce qui nous arrivait et survenait quelqu’un qui était au courant, qui était témoin de notre honte. Mais ton sourire nous a obligé à sourire nous aussi. » C’était cette jeunesse qui était aussi la mienne qui m’avait fait les saluer avec allégresse et qui m’avait fait les trouver beaux. C’était leur jeunesse que je saluai du nom de beauté, parce qu’en même temps, au moment où je posais mes yeux sur eux, et les reconnaissais, je les trouvai plutôt laids, défectueux.

Il y eût des épisodes amusants dans la journée, comment à tour de rôle nous brillâmes en cours de français et notre affolement en cours de physique.

Ce qui m’était arrivé dans le couloir n’était arrivé qu’à moi seul. J’étais tombé à genoux sous le choc, le couloir était désert – et puis j’ai eu de la chance, un camarade est arrivé en courant depuis le palier, depuis l’escalier qu’il venait de monter en sautant des marches. Me voyant à terre, il a laissé tombé sa serviette et m’a relevé. J’ai tout de suite reconnu son visage, un visage qui venait de très loin, tout frais et très familier, mais je ne pouvais pas sur le moment lui donner un nom. Et j’ai eu envie de rire et de l’embrasser. J’entendais: « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? … l’infirmerie ? » Je lui ai dit que ça allait très bien, que ce n’était pas grave, que j’avais glissé. Et comme je riais en même temps il me crût. En ramassant sa serviette il dit : « Bouge-toi, on est en retard ! » et sans plus s’occuper de moi il se remit à courir et disparût par une porte de classe, sur la droite. Je restai debout quelques secondes au milieu du couloir, je reconnaissais tout, la lumière, l’odeur, le grain de l’enduit sur les murs – plus tard, il arriva au contraire que cette reconnaissance, de lieux ou de personnes, que cette reconnaissance intime ne se fît pas, que je les retrouvasse à rebours de ce à quoi je m’étais attendu, voire que j’avais espéré, que je ne les reconnusse qu’avec la mémoire utile, que ce fussent leurs formes que je retrouvais mais non leur être. Cette fois cependant, cette première fois, tout autour de moi répondait à l’appel de la mémoire, jusqu’à la voix d’un professeur qui parvenait assourdie à travers une porte dans le silence du couloir. J’écartai les bras et tournai une ou deux fois sur moi-même puis m’arrêtai soudain embarrassé par l’excès de mon allégresse. Je ramassai à mon tour ma serviette, détournai encore quelques secondes à en reconnaître le skaï marron et repérai la porte où mon camarade avait disparu pour l’y suivre.

Ce qui m’était arrivé, donc, comme ce m’était arrivé, n’était arrivé qu’à moi. Les autres, tous les quatre, avaient intégré leurs corps de jeunesse pendant la nuit, dans le sommeil. De sorte que lorsqu’ils se furent réveillés, ils eurent presque immédiatement à faire à leurs parents. Et ce fut pour tous particulièrement pénible. C’est ce qu’ils me racontèrent le soir, tandis que nous étions réunis dans la chambre de l’un d’eux, et je commençais à comprendre: il avait fallu saluer la mère de Gérard puis téléphoner à la mienne. Je compris tout à fait un peu plus tard lorsque je dus expliquer à ma mère l’heure à laquelle j’arrivais: malgré mon aversion pour le mensonge, je parlai de révision, d’interrogation écrite. Eux avaient été pris au sortir du sommeil et si mon embarras me faisait intérieurement sourire, ils n’avaient pas souri du tout, eux, ils avaient dû trouver très vite une ligne de conduite et la seule qui s’était présentée à eux fut de reprendre les habitudes d’alors, de maîtriser la tempête de pensées sur le point de se déclencher et de mimer les préoccupations adolescentes.

Nous nous réunîmes d’abord pour faire face à notre nouveau présent: le cours de physique nous avait donné un avant-goût des difficultés que nous rencontrerions. Nous reconstruisîmes le présent pour y faire face et nous nous sommes donné une loi dont le premier article était que ce qui nous était arrivé ne devait rester connu que de nous, au moins jusqu’à ce que notre nouveau présent ait rattrapé l’ancien et qu’alors nous déciderions ensemble s’il fallait que le secret durât ou non. Nous décidâmes de n’exploiter qu’avec discrétion notre connaissance du futur.

Il n’y eut pas de discussion quant à cette loi. Il m’arrive maintenant de regretter que nous n’ayons pas été plus courageux, que nous n’ayons pas tenté d’utiliser notre extraordinaire pouvoir pour améliorer la marche de l’histoire ou du moins pour la rendre moins douloureuse à ses victimes, non que je croie que nous y aurions beaucoup réussi mais parce qu’il me semble que c’était sur cette voie dangereuse qu’était pour chacun de nous la vérité de ce qui nous était arrivé. Cependant quelque chose qui se passa le premier soir eut tout pour nous conforter dans l’obéissance à la loi que nous nous étions donnée. Nous nous liâmes par un serment dont la solennité convenait bien à l’âge que nous paraissions avoir. Et presque aussitôt, comme soulagé et autorisé par le serment, Jean-Jacques se mit à imaginer comment nous aurions pu influer sur la marche du monde. Nous nous prîmes instantanément au jeu, nous déployâmes des plans pour empêcher tel génocide que nous savions devoir être perpétré dans une dizaine d’années. Et puis Alain et Gérard eurent un différend quant à l’appréciation des responsabilités qui prit des formes extrêmement violentes. Nous en venions presque aux mains lorsque le père de Gérard pénétra dans la chambre. Nous nous rendîmes compte que depuis un quart d’heure nous criions à tue-tête à propos d’évènements qui n’avaient pas encore eu lieu. J’imaginai ce que ce différend serait devenu si nous avions utilisé, et lui avions donné, la puissance que nous conférait notre connaissance du futur.

Nous nous étions réunis d’abord pour reconstruire le présent mais rapidement il n’eut plus besoin de nous pour s’imposer et ce fut à ne pas perdre mémoire du futur que nous eûmes à travailler. Ce que nous avions vécu pendant vingt ans perdit peu à peu de sa réalité, s’actualisèrent les souvenirs de ce dont ces vingt ans nous séparaient et ce fut comme s’ils avaient été, ces vingt ans, un rêve trop riche et un peu confus.

Nous fûmes tous amoureux de Dominique ou plus exactement il n’y avait qu’avec elle que nous pouvions parler sur l’oreiller.

Jean-Jacques se suicida, pour ne pas enfreindre, nous expliqua-t-il dans la lettre qu’il nous laissa, la loi que nous nous étions donnée. Dominique est partie vivre aux États-Unis. Elle aussi nous laissa une lettre d’explication. Elle ne supportait plus, disait-elle, de vivre dans un monde qui n’était que la confirmation, jour après jour, de son rêve prémonitoire. Nous sommes riches. Notre connaissance du futur nous a servi à ça. C’est grâce à Gérard que j’ai profité de cette seconde chance, si l’on peut appeler ça comme ça. Il m’a vu glisser dans l’apathie et m’a secoué. Nous achetâmes des actions!

J’ai vécu avec la femme que j’aime. Nous avons même eu un enfant puis nous nous sommes séparés. C’est elle qui est partie mais c’est moi qui l’ai mise dans l’impossibilité de rester: je suis resté inexplicable à ses yeux. Le secret. J’attends la date qui nous délivrera et où je pourrai lui faire le double récit de nos amours.