vaste pont devant, galère ou pétrolier, ce vaisseau transporte un jardin, voilà, invraisemblable mais c’est ainsi, tapis-paradis de Perse sur l’étendue bleue de la mer, les plus délicates essences et variées
et lorsque la tempête se lève, il faut voir, attention ! faut voir s’agiter les esclaves jardiniers, bruns et maigres, nus, en pagnes comme des couches, s’agiter, courir en tous sens sur le pont, amarrer, relever, ré-amarrer les vasques
l’affolement, khamsin, qu’êtes-vous venus faire sur la mer ? pourtant, vous jardiniers, toujours après le temps, n’est-ce pas dans votre nature d’esclaves cette inquiétude et cet affolement
peuple dans les langes, insectes
courez, ces vasques, vous êtes de bons serviteurs
tandis que les premières raies d’averse, mais non ce n’est encore que ce vent, mauvais vent d’est qui pousse les nuages
et nous : ah ! c’est vraiment risible, quelle gageure, le premier paquet de mer emportera ce dessin, il peut bien pleuvoir à présent, la fête est foutue et ça ne nous fera pas moins sortir que devant, que cette fraîcheur et ce vent dans nos vêtements d’été
courrez, khamsin, c’est votre vie, ces coupes, votre sang ou l’amour, que sais-je ?
regards obliques et rapides vers ceux debout dans l’ouverture de la cabine, qui regardent le ciel et le pont, tiennent en trois doigts un morceau de gâteau (mangeons et buvons nourriture et vin de maîtres)
les nouvelles de la ville ne sont pas bonnes, la terreur se prépare, que dis-je, la terreur est prête, ils n’attendent plus que la chute du gouvernement, et, en attendant, ils dressent les listes : le loyalisme sera puni, et la tiédeur même ne sera pas pardonnée
j’ai du mal à imaginer… c’est ainsi pourtant, dans le meilleur des cas nous n’aurons plus qu’à nous terrer, enfin végéter ou partir, tâcher de partir
attends, je me fais mal comprendre : ce qui est certain, c’est qu’ils s’arrangeront pour que nous n’ayons plus rien à dire.
– il nous faudra réapprendre le bé a ba
– ce sera le moindre mal que de devoir assister impuissants à leur triomphe, supporter en silence leur arrogance
– nous… mais ceux-là pourtant : les jardiniers. Ne sommes-nous pas le parti du peuple ?
– ceux-là ne sont pas le peuple, ce sont des fantômes, réveillés sans doute par une goutte du sang de l’un de nous, ou de plusieurs. Nos pères ? en tous cas ils n’existent pas, nuages, songes, mensonges
– peuple ! « peuple » !! c’est le bé a ba qu’il nous faut réapprendre ils pourraient aussi bien nous couper la tête, lorsqu’ils auront repris leur bien, il y aura foule pour applaudir autour de l’échafaud… et le reste haussera les épaules- pourtant ceux-là, personne ne les a délivrés
ils sont morts esclaves et leurs âmes immortelles sont des âmes d’esclaves
pas de chance que faire ?
serrés dans leur cahute en bout de pont, serrés comme harengs en caque grelottent et nous, nous devons serrer les dents pour ne pas rendre
et tout le monde j’imagine appelle le sommeil