Plus tard, un jour qu’il y retourne seul, elle est là à nouveau, exactement comme elle était, allongée sur le ventre et le même bas de maillot noir qui se perd entre les fesses. S’il ne se sentait lui-même, étant seul, tout autre, il pourrait s’imaginer que c’est la même fois et que ça continue; et lorsqu’il la regarde, c’est sans étonnement qu’il croise le même regard. Ça ne peut pourtant recommencer, se dit-il, ces choses, infimes ou considérables, ne se produisent, avec une même personne, qu’une fois. Et d’ailleurs, la seconde fois qu’il regarde vers elle, il ne trouve pas ses yeux. Il va se baigner sans attendre. Lorsqu’il sort de l’eau, il ne peut s’empêcher de porter à nouveau son regard vers elle et il lui semble que sous la frange les yeux sont tournés vers lui; mais elle est trop loin pour qu’il en soit sûr et elle a tout de suite reposé sa joue sur le dos de ses mains. Il est irrité, son après-midi de baignade en est gâchée. Il s’assied tout au bord, les pieds baignés par la frange d’eau qui vient et reflue.
Le moment d’après, quelqu’un est venu près de lui. C’est elle.
– C’est ridicule, dit-elle, ces regards que vous me jetez. Venez avec moi, puisque nous sommes seuls et que mon mari n’est pas là.
– Ah, c’est votre mari. Et il est jaloux … ?
– S’il vous trouvait avec moi, dit-elle en souriant, je ne donnerais pas cher de vous. Ni de moi. Il me battrait comme plâtre… Mais il n’est pas jaloux: il est trop sûr de lui. Ne souriez pas comme ça, il n’y a vraiment pas de quoi.
Elle se lève, et, comme il s’apprête à l’imiter
– Non, ne bougez pas. Restez là. La troisième maisonnette, c’est là que couche le maître nageur. Attendez un quart d’heure puis venez m’y rejoindre. Ne vous trompez pas: la troisième maisonnette, celle au crépi orangé.
Il est très calme à présent. Les yachts blancs continuent d’osciller tout près à l’ancre dans l’ouverture de la baie.
Il se lève et va jusqu’à la maisonnette.
Il lui faut laisser à ses yeux le temps de s’habituer à l’ombre subite. La fraîcheur le fait frissonner, ses pieds tâtent le sol de terre cuite et le sable qui crisse par dessus. Les formes désordonnées qui s’alignent contre les murs latéraux et ne laissent au centre qu’une allée sinueuse, c’est le bric-à-brac habituel: un moteur hors-bord sur la gauche et sur la droite des bouteilles de plongée, jaunes, avec un détendeur et plus loin deux combinaisons, l’une noire, toute écorchée, qui gît sur le sol, l’autre rouge, accrochée par un cintre à une solive, différents modèles de tridents, fouines et de fusils, à ressort et à air comprimé, sur la gauche une bâche et deux paires de skis appuyés droits, les uns de stratifié bleu, les autres de bois dont le vernis est parti par endroits, et sous la diagonale qu’ils font un large monoski lui aussi de bois verni et aux chaussons de caoutchouc vert pâle. Derrière cet attirail, les murs sont recouverts de photographies prises dans des magazines: paysages de mer, voiliers, fonds marins, quelques photos de neige aussi, la plupart abimées, déchirées ou cloquées d’humidité. Au fond de la pièce, à droite, deux cloisons de ciment isolent un cabinet de toilette, ouvert sans battant de porte; à gauche, contre le mur du fond à quoi l’avancée de cette cabine donne l’allure d’une alcôve, un lit de largeur moyenne. Elle est couchée là, visage tourné contre le mur, couverte jusqu’aux épaules d’un drap de couleur, un mauvais drap de coton mélangé, trop fin, imprimé de petites fleurs orange et bleu. Le mur du fond, au-dessus du lit, est lui aussi décoré de photographies, mais ici de modèles nus pris dans les pages centrales de magazines masculins, des américaines avec de splendides chevelures rousses ou blondes. Mais au pied du lit, ce sont à nouveau des photographies de fonds marins: des poissons aux couleurs vives sur un proche lointain bleu nuit, des coraux, des anémones de mer. Il y a encore une autre photographie mais celle-là, il ne la voit pas tout de suite. Il est debout contre le lit, elle ne bouge pas, son souffle seulement soulève le drap.
Son maillot de bain qu’il ôte tombe sur celui de la jeune femme et mouille les carreaux de terre cuite. Il se glisse dans le drap, contre sa peau et pose une main sur elle et elle un long frisson et ses reins se creusent de sorte que leurs sexes n’ont pas de peine à se trouver et à se joindre.
Le moment d’après elle est sur le ventre, un petit carré gris et noir au-dessus de sa tête ovoïde.
Elle résiste mais des deux mains, de tout son poids, il pèse sur ses épaules larges, les cuisses sur ses cuisses, le coup de pied sur son talon; elle gémit puis à chaque poussée qu’il fait étouffe des cris ; elle secoue la tête, mord l’oreiller et bave.
Le moment d’après elle dit: « … » et elle essaie d’écarter les cuisses qu’il tient maintenant enfermées dans les siennes mais il ne change rien, la maintient et continue, alors, elle serre les cuisses violemment, rejette son cul vers l’arrière… Elle râle et sanglote à voix haute et lui râle au-dessus d’elle.
Le moment d’après lorsqu’il relève la tête il remarque un photomaton en noir et blanc collé sur la cloison tout devant lui. C’est le portrait d’une jeune fille blonde, qui là semble banale, comme souvent sur ce genre d’image mais qu’il devine jolie. Cette image qui occupait tout le temps une place de son champ de vision, il ne l’avait pas remarquée.
Il se dégage et s’assied; elle n’a pas bougé.
…
« C’est ainsi que je te voulais, comme tu étais tantôt, c’est ton dos, ton cul que tu offrais au soleil et ton visage était aussi rouge qu’à présent, les mêmes gouttelettes perlaient sur tes lèvres et sur ton front …
– C’est un peu présomptueux de te prendre pour le soleil. »
Il se tourne touché par ce qu’il perçoit de raillerie dans cette interruption mais elle sourit sans méchanceté.
« – Oh, non ! Je n’ai jamais supposé que je puisse être le soleil. Mais j’ai pris sa place, je me suis glissé à sa place comme un voleur.
À présent je voudrais te prendre autrement, de face et tes grandes jambes écartées, que tu sois à ton tour un soleil.
– Oui, et bien peut-être mais pas cette fois. Laisse-moi maintenant, j’ai mal au ventre. »
Elle ne sourit plus.
« C’est ainsi le soleil, il vous retourne comme un gant. »
–
Il est assis au bord de l’eau. La mer recouvre ses pieds puis reflue en bruissant. Tout est devenu orange, les flaques de soleil sur la mer. Il tourne la tête, regarde derrière lui: la plage est déserte ou à peu près; le garçon plagiste empile les matelas