Le Monastère

1. le temple

C’ÉTAIT au cours du dixième mois, peu après mon retour de l’île aux singes. Je montai depuis les villages de la plaine, les collines en terrasses, à travers la forêt, les hautes clairières, les bois aux sentiers encombrés. Froid de sueur et le vêtement qui claquait dans les jambes, je montai jusqu’au monastère, le temple au sommet sous le dernier soleil.

Puis tout fut dans l’ombre et le ciel derrière encore clair. Le portier me fit entrer.

Du premier édifice, façade sombre, qu’entre deux escaliers faussement parallèles chaque palier répétait jusqu’au temple, je suivis un moine. J’attendis dans une cour dallée de calcaire.

Au dessin aperspectif de cours, de murs et de toits on a supposé l’orthogonalité de l’ensemble, le bois très dur et très sombre, les tuiles céramiques, et d’autres couloirs, à peine perceptibles, d’autres toits incurvés. Je remarquai les grilles de bois sur les ouvertures, les panneaux coulissants, comme sur le pan de mur adjacent ces portes pleines et étroites, ou fixes. Portes et fenêtres. A gauche du couloir d’un palier à l’autre une cour, à droite les cellules vides et identiques.

On avait laissé un bol de nourriture chaude sur la planche du lit. Dans un angle une jarre couverte d’une écuelle. La fenêtre était tendue de papier.

Le moine me fit entrer dans une cellule et me laissa. Le lit y était une planche de bois clair et lisse, montée sur pieds et pourvue d’un appui-tête tressé. Dans un angle on avait installé un phonographe mécanique et une pile de disques.

Je mangeai puis m’endormis.

Je me réveillai tôt et descendis me laver. Je déjeunai ensuite. Je ne rejoignis les autres qu’en début d’après-midi.

2. le salon

Le salon. Sur des tapis rougeâtres trois groupes de quatre fauteuils carrés, couverts de velours gris, autour de tables basses et ovales, quelques chaises, une table de bridge dans un coin, un vieux meuble radio et deux estampes encadrées sur un mur.

Hors Flush, il y avait là peu de gens que je connusse: Westermann, bien sûr, Feig, rencontré à Nihonbashi, et deux ou trois visages déjà entrevus. Flush fit de rapides présentations. On me proposa des cigarettes et de l’alcool. On pensait obtenir de moi des éclaircissements. Aux questions, aux hypothèses inquiètes, succéda l’attente. La nuit tombait. Westermann sortit. Quand il revint, on l’entoura, il fit une grimace.

3. Westermann

Le troisième jour il pleuvait. Je m’étais accoudé à la fenêtre au bout du couloir et j’observais vaguement la forêt au-dehors. Flush survint alors. Cet escalier et ces paliers lui rappelaient le château de Nuremberg, en particulier une galerie extérieure, partie couverte du chemin de ronde, d’où l’on voyait la Dürerhaus. Il me demanda ce que j’étais venu faire ici. Je répondis partiellement en expliquant que j’étudiais des calligraphies que possédaient les moines. Il m’annonça que les paysans s’étaient regroupés, ce que je savais.

Westermann nous rejoignit. Il venait du salon où la nouvelle était commentée. On débattait de l’éventualité d’une attaque. Huit ans auparavant les paysans avaient voulu détruire le monastère mais n’avaient pas seulement osé y entrer. D’où Westermann tenait-il ça? réponse évasive. Cette fois leur mouvement semblait plus spécifiquement dirigé contre la noblesse. Feig allait partout répétant que les nobles serviraient de prétexte à une attaque et que les moines devraient les jeter dehors.

Deux jours passèrent. Persuadé que les paysans s’empareraient bientôt du monastère, je demandai à Flush s’il n’avait pas l’intention de partir. Il répondit que non et ajouta qu’il ne risquait rien.

4. les paysans

Les paysans montèrent par le chemin que j’avais moi-même emprunté. Ils chantaient, dansaient, brandissaient des torches, des piques et d’autres armes. Je ne vis pas grand chose de ce qu’ils firent dans le monastère. Lorsque je sortis de la pièce où étaient conservées les calligraphies, il commençait à brûler. J’ai aussi entendu des cris.

On raconte que les paysans commirent de grandes cruautés. Qu’ils violèrent et sodomisèrent les jeunes filles et femmes nobles, qu’ils écorchèrent les hommes, qu’ils pendirent ou décapitèrent un grand nombre de moines. On raconte d’autres choses encore. Tout cela est possible. Feig, lorsque je le revis à Nuremberg, me dit avoir vu Flush participer au pillage. Il soutint même qu’il le vit manger de la chair humaine mais je n’en crois rien. Ce que je sais, c’est que Feig et les autres lui doivent la vie.

5. épilogue

– AINSI vous leur fournissiez des armes!
– Vous l’avez su?
– Je m’en doutais, et puis j’ai revu Feig l’an dernier, à Nuremberg.
Il ne vous aime pas.
(avec un sourire) Feig est une merde.
– Et un ingrat. Il vous doit la vie.
Flush sourit, pose sa pipe sur le cendrier.
– Vous savez, j’ai touché une bonne part de leur rançon.
Il avale une gorgée, pose le verre et entreprend de vider sa pipe.
– Mais je ne sais toujours pas ce que vous-même êtes venu faire dans le monastère.
– Je vous l’ai dit; que croyez-vous?

Nice, 1979 – Contes 2012