À Palerme Heinrich avait entamé une pièce avec l’idée de la faire jouer au Théâtre des Marionnettes et puis il l’avait abandonnée, peut-être faute de temps mais plutôt, sembla-t-il, parce que quelque chose dans son projet « coinçait ».
Ce soir-là, dans les montagnes, lorsqu’après la représentation sur la place du bourg, et après que nous nous fûmes installés dans la chambre que nous avions louée, une grande chambre à six lits sous les combles, comme Friedrich et moi partagions nos impressions quant à ce que nous avions vu, Heinrich qui était resté muet, aussi déjà sur le court trajet depuis la place, muet et pensif, déclara qu’il allait faire une pièce pour les comédiens ou plus précisément qu’il allait reprendre le brouillon rédigé à Palerme mais pour en faire une pièce jouée par des humains et non plus par des marionnettes. Il n’en dit pas plus mais ses yeux brillaient et il paraissait excité et impatient comme quelqu’un qui a trouvé la solution d’un problème sur lequel il a longtemps buté. Il sortit tout de suite les feuilles rédigées de son portefeuille, les posa sur la table qui constituait avec deux armoires, deux coffres et les lits le modeste mobilier de notre dortoir et ayant posé une chandelle au-dessus des feuilles, son matériel d’écriture, plume, canif et encrier à côté, entreprit sans plus attendre de travailler. Friedrich et moi nous endormîmes assez vite ensuite, en laissant Heinrich dans la lumière de sa petite lampe. Un premier chant du coq me réveilla au point de l’aube et je vis qu’Heinrich était toujours à sa table. Je me rendormis rapidement et lorsque je me réveillai à nouveau, il était dans son lit profondément endormi. Friedrich était quant à lui couché dans son lit sur le dos, les yeux ouverts, les bras croisés derrière la nuque et regardait le plafond. Lorsqu’il me vit éveillé je lui fis signe, un doigt sur les lèvre puis en direction du dormeur, de garder le silence et tandis que nous descendions prendre le café je lui dis comment j’avais vu au petit matin Heinrich encore à sa table, agité comme un diable, à écrire et corriger, et qu’il ne se lèverait pas de sitôt.
En quoi je me trompais.
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Je me trompais: Heinrich nous rejoignit dans la salle commune alors que nous y étions encore à causer un peu, de ce que nous allions faire dans la journée qui commençait et aussi de la soudaine détermination de notre compagnon, lequel vint s’asseoir auprès de nous avec un grand sourire sur son visage rond et enfantin: « It’s going well! » nous dit-il en se servant une tasse de café. « Es schafft sich sehr gut! » et sans s’asseoir, le café dans une main, une grosse tranche de pain dans l’autre et un morceau de fromage dans la poche, il remonta sans plus de façons dans notre dortoir.
Un peu plus tard dans la journée – Friedrich avait proposé que nous allions nous promener dans la forêt au-dessus du village où, disait-il, il trouverait des vues à dessiner – de la route nous aperçûmes Heinrich en contrebas, sur la place, en grande conversation avec les comédiens, avec le directeur de la troupe en particulier. Il avait donné à celui-ci une feuille tirée de ses basques et en tenait deux autres à la main. Le directeur lisait avec attention, pour tant que nous pouvions en juger d’où nous étions, et Heinrich par moments, se penchait sur la feuille et expliquait, pouvait-on deviner. Un peu plus haut nous rencontrâmes la servante, celle qui nous avait servi la veille, qui redescendait du verger avec un gros panier de pommes. J’attrapai le panier en m’inclinant et lui proposai de nous accompagner dans notre promenade: elle nous indiquerait les endroits les plus pittoresques que Friedrich pourrait et dessiner et peindre même (car il gardait toujours dans les poches profondes de ses basques sa petite boite d’aquarelle et quelques pinceaux). J’avais l’idée de lui faire un peu la cour, j’aurais pu faire son portrait pendant que Friedrich ferait celui des rochers et des arbres, mais reprenant son panier elle répondit qu’elle avait bien trop à faire, d’autant que les comédiens avaient retardé leur départ.
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La chance avait favorisé Heinrich: des éboulements avaient coupé la route en amont, un orage qui n’était pas descendu jusqu’à nous mais qui avait fait rugir le torrent. La route ne serait pas rétablie avant plusieurs jours, deux, trois, plus peut-être. Et en attendant, sauf à faire demi-tour, on était coincé ici. Et était ainsi levée la principale objection que nous avions faite au projet de Heinrich de faire jouer aux comédiens sa fantaisie sicilienne. « Vas-tu courir après eux, en agitant tes feuilles? » avions-nous dit. « Et les trouveras-tu dans la ville prochaine lorsque nous y arriverons? Ou comptes-tu les rejoindre et nous laisser avant l’arrivée du margrave? ». Lorsqu’au repas du soir nous lui fîmes remarquer cette complaisance du sort, il sourit comme s’il s’y était attendu et il nous dit que le chef des comédiens avait accepté sa proposition. Ils donneraient leur représentation devant le margrave et sa cour qui seraient entretemps arrivés, demain ou après-demain. Le margrave serait plus généreux que les paysans et les quelques bourgeois de ces bourgs de montagne, sans aucun doute.
Et puis, s’adressant à moi, « J’ai quelque chose à te demander » dit-il. « Pourrais-tu nous composer un peu de musique pour accompagner la pièce? Oh rien de bien compliqué (il avait vu ma réaction). Deux, trois morceaux qui serviraient plusieurs fois, quelque chose de presque rustique, qui rappellerait la naïve simplicité du bon vieux temps… »
Je me récriai et lui demandai le délai qu’il me laissait pour lui livrer ma composition, ma question était ironique car je savais que si Heinrich comptait donner sa pièce devant le margrave, le délai ne pouvait guère excéder deux jours. « Mais, dit-il, je ne te demande pas quelque chose de très compliqué ni de grande dimension. Rien que tes connaissances en composition musicale ne puissent te permettre de fabriquer en une heure ou deux. Je ne te demande pas un opéra: pas d’ouverture, ni d’arias, ni même de récitatifs. J’ai en réalité besoin de deux morceaux: l’un, et celui-là j’en ai absolument besoin, doit accompagner la représentation d’un combat, l’autre à l’opposé, musicalement s’entend, doit évoquer la dévotion, la contemplation… » Je me tournai vers Friedrich qui ayant allumé sa longue pipe en terre s’était approché de nous l’œil curieux et amusé. Il m’adressa une mimique qui disait quelque chose comme « Je ne peux rien pour toi! ». À vrai dire, si je n’avais pas encore vraiment commencé de prendre la requête de notre ami au sérieux, ma curiosité était également éveillée et m’adressant à nouveau à Heinrich: « Si tu veux que je comprenne ce que tu désires, il te faut m’en dire plus. » lui déclarai-je.
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À Palerme, Heinrich n’avait pas voulu nous dire le sujet de la pièce sur laquelle il s’était mis à travailler, « une pièce », nous avait-il seulement dit, que le spectacle de marionnettes lui avait donné l’idée d’une pièce, et nous ne pûmes rien en tirer de plus. Et par la suite, s’il nous arriva de lui demander des nouvelles de sa pièce, il ne nous répondit que par un mouvement de mauvaise humeur qui nous fit comprendre que le projet était arrivé dans une impasse, échoué et abandonné, temporairement peut-être, comme il s’avérait aujourd’hui, mais cela il ne l’anticipait sans doute pas alors – bien que de fait il n’avait pas détruit ses esquisses, que nous l’avions vu la veille ressortir de son portefeuille.
« Le sujet?, nous dit-il, Le sujet, c’est la mort de Roland, d’Orlando, si vous voulez. – Tu fais une pièce sur Roncevaux? – Non, il s’agit d’une autre mort. »
Roland n’est pas mort à Roncevaux! C’est l’idée. On l’a cru mort mais il n’était pas mort. Il a reculé devant la mort, il a été pris par les Sarrasins et emmené à Cordoue. Il meurt plus tard, après plusieurs péripéties, dont deux apostasies, dans un combat avec la femme dont il a été furieusement épris.
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Lorsqu’un détachement de l’armée franque est revenu sur les lieux de l’embuscade, ils y ont trouvé des corbeaux, des chiens et des vautours qui se disputaient la chair des cadavres, qu’ils ont d’abord dû chasser. Les charognards ont rendu les corps irreconnaissables, défigurés, les yeux mangés par les corbeaux, les joues mangées par les chiens, les viscères ouvertes et épandues par les longs becs crochus des vautours. Ils trouvent cependant, comme seules dépouilles identifiables, l’olifant de Roland, son long cor d’ivoire, fendu jusqu’à l’embouchure, et son casque reconnaissable au blason qui orne son nasal.
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La pièce est en trois actes. Le premier se déroule à Roncevaux, le second à Cordoue où Roland est prisonnier, libre sur parole, et le troisième dans l’île de Lampedusa où se prépare et se déroule un combat entre trois champions musulmans et trois champions chrétiens pour la possession de la Sicile.
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Je me suis pris au jeu et le soir même je m’installai à la table qu’Heinrich avait libéré dans notre grenier. J’y passai la matinée du lendemain et y remontai encore après le déjeuner. J’avais rempli bien des portées sur des feuilles dont la plupart finissaient en boules sur le plancher mais enfin il me sembla être arrivé à deux ou trois partitions possibles°. En milieu d’après-midi je décidai de faire une pause pour me dégourdir les jambes et avec l’idée que je serais plus à même de juger mon travail lorsque je me serais un peu nettoyé l’esprit. Je me levai et descendis vers la place et en en approchant je vis Heinrich en grande discussion au milieu d’un groupe de comédiens, ou plutôt devrais-je dire en grande démonstration car il était à peu près le seul à parler. Il faisait de grands gestes tandis que le chef de la troupe restait assis un peu en retrait, sur une chaise, et semblait se divertir, ou plus exactement, à en juger par son attitude et de son expression il semblait suivre les explications de Heinrich avec une profonde attention et quelque chose comme un amusement discret. Je vis Carolina assise sur les longues marches qui font comme des gradins au bout de la place qui tourne le dos au centre du bourg. Elle portait ses habits de page de sorte que, dans la situation, on aurait pu la croire membre de la troupe ou qu’elle souhaitait s’y agréger. Je m’assis à côté d’elle et elle m’expliqua ce dont il était question: Heinrich voulait que les mouvements des acteurs fussent semblables aux mouvements des marionnettes, qu’ils s’enchaînassent d’eux-mêmes sans qu’on y reconnût le motif d’une volonté humaine, comme mus par une pure nécessité physique. Il faisait de grands mouvements des bras, des jambes, du cou, pour montrer ce qu’il attendait. Et un acteur ou l’autre l’imitait, alors il s’approchait de lui, attrapait son coude et son épaule ou sa nuque, faisait légèrement pivoter son bassin et reculait alors pour considérer la position, alors arrêtée, comme un sculpteur pour considérer son œuvre. Et puis s’approchait pour rectifier quelque chose, à peine, et reculait à nouveau, approuvait et avec un mouvement circulaire enjoignait à son mannequin de se mouvoir, il lui faisait refaire, faisait de nouveaux gestes, ça se répétait, avec un autre acteur, jusqu’à ce qu’il enchaînât une série de gestes plus amples, non plus à destination des comédiens, cette fois mais en direction du directeur et il se dirigea vers celui-ci, l’autre se leva de sa chaise, ils causèrent ensemble quelques minutes et puis, saluant le directeur et sa troupe, joignant les mains pour les remercier, sans cesser de marcher, pivotant le buste, il nous rejoignit et nous dit: « Il a bien compris, je crois, et je lui laisse la main. Il a bien compris ce que j’avais en tête et il le fera réaliser mieux que je ne pourrais le faire. » Nous remontâmes vers l’auberge et Heinrich semblait très satisfait.
Après le souper je lui montrai mes partitions. Revenu de la place, j’avais eu le temps de les revoir et, moyennant quelques corrections mineures, je jugeais pouvoir les proposer sans trop de honte à Heinrich. Il les lut avec avec attention, marquant le tempo de l’index de sa main droite et fredonnant même entre ses dents certains passages. Et puis il fit une chose extraordinaire: la partition à la main il s’approcha de la table, y posa à plat la partition et saisissant la plume que j’avais laissée, il en trempa la pointe dans l’encrier et corrigea quelques notes dans les dernières mesures. Il s’éloigna et me regarda. Je m’approchai à mon tour de la table et considérai les modifications qu’il venait de faire: il avait modifié l’accord final en sorte que l’émotion que les lignes précédentes avaient tendue restait suspendue, irrésolue, sans décharge. Il avait remplacé l’accord final par quelque chose d’étrange et d’inattendu, quelque chose d’indécis qui sans rompre avec la logique de la mélodie que j’avais composée ne la relançait pas ni ne la faisait aboutir. « Mais, dis-je, ce sera extrêmement… malaisant! ». « Oui, exactement. » répondit-il avec le regard d’un écolier qui a conçu une bonne farce et en même temps une détermination qui me fit comprendre que cela était exactement ce qu’il voulait et non du tout une plaisanterie. Il me tapa sur l’épaule et me remercia du bon travail que j’avais réalisé et nous en restâmes là.
° Je m’étais souvenu de certaines partitions d’un auteur méconnu que j’avais découvertes au cours de notre voyage d’aller et dont j’avais même copié quelques mesures. Je m’en inspirai, pour la scène du combat en particulier, me disant que cela évoquerait les cours padanes de l’époque de l’Arioste.
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Le surlendemain tout était prêt, semblait-il. Le margrave et sa suite étaient arrivés dans la nuit. Nous nous étions relevés et rhabillés en hâte pour présider à leur installation dans les chambres que nous avions réservées pour eux, à vrai dire toute l’auberge hormis une annexe où avait été relogé le marchand de Brême (avec lequel nous avions eu cette intéressante conversation à propos des figures mythologiques et de la culture basque), les comédiens quant à eux, s’ils prenaient leurs repas à l’auberge, logeaient dans une grange. Je me promis de me distraire de mes déconvenues auprès de Grete, la servante, en reprenant de conter fleurette à Carolina, la jolie panormitaine, que je me mis dans mes rêveries à appeler « la belle Sarrasine » parce qu’elle était aussi brune et mince que l’autre était blonde et bien en chair. Du reste il m’avait suffi de la revoir au milieu de la nuit, toute fatiguée et échevelée qu’elle était, pour sentir se ranimer en moi le désir qui m’avait tenu jusqu’à ce que nous fussions envoyés en éclaireurs et encore dans les jours suivants.
Le jour était bien levé lorsque nous descendîmes de notre grenier, Friedrich, Heinrich et moi. L’auberge était silencieuse, sauf quelques bruits discrets du côté des cuisines. Le jour était bien levé mais c’était un jour sombre. Le ciel était couvert et lorsque nous sortîmes nous dégourdir les jambes, accompagnés de Carolina qui, habillée en page comme elle avait habitude de faire, et le visage encore chiffonné, nous avait rejoints. De la place on voyait d’épais nuages assaillir les sommets et bientôt les recouvrir. D’ailleurs la pluie se mit à tomber dès avant midi, de plus en plus drue, à nous dissuader de mettre le nez dehors.
L’après-midi fut, dans la continuation du repas, consacrée à l’échange des compliments, des questions et des nouvelles et aux préparatifs de la suite du voyage. La pluie faiblit en fin d’après-midi et au soir elle s’était arrêtée et Heinrich voulut retrouver les comédiens pour arranger les suites de son projet: devait-on remettre la représentation au lendemain ou bien aurait-on le temps d’arranger une scène dans la grange (derrière l’orage l’air avait fraîchi et la place était toute mouillée, couverte de flaques et par endroit de boue)? On lui dit que les comédiens étaient partis, crainte qu’à cause de l’orage les passages qui avaient été dégagés la veille ne fussent à nouveau fermés.
Heinrich en fut très dépité et colère.
Le lendemain le soleil était de retour, il fit une belle journée, un peu fraîche cependant, et le surlendemain nous reprîmes la route, à nouveau réunis.
Et entretemps j’avais obtenu les faveurs de Grete! Cela se fit précisément dans la grange que les comédiens avaient laissée. J’eus un peu de scrupule à profiter de l’ouverture qu’elle me fit, à cause de Carolina qui à présent l’avait remplacée dans mes souhaits mais sa peau avait la blancheur, l’onctuosité et l’odeur même du lait des alpages lorsqu’on vient de le traire, et je n’hésitai pas longtemps, à la vérité je n’hésitai pas du tout, et ce fut un moment délicieux qui pour un temps éloigna la pensée de Carolina de mon esprit. Pour un temps seulement.
Étais-ce, me suis-je dit, la cour qu’elle me vit faire à Carolina qui la fit changer de disposition, elle qui m’avait si nettement rebuté précédemment? Ou bien fût-ce d’avoir remarqué que Carolina accueillait favorablement mes attentions? C’est qu’elle n’y était pas insensible, du moins le croyais-je, et je mettais sa retenue moins sur le compte de sa race méridionale que sur celui de sa délicatesse et du souci de ne pas blesser les affections de la margravine.
En tous cas, pendant le trajet, tandis qu’à présent tous réunis nous passions les crêtes et redescendions vers la vallée de l’Inn, je me fis moins pressant auprès de notre petit page. Cette retenue ne me desservit pas – mais c’est une autre histoire.
Nous retrouvâmes les comédiens à Innspruck. Une affiche d’abord, qui annonçait une représentation le soir-même. Je proposai que nous y allions mais Heinrich refusa. Pendant tout le trajet il n’avait pas desserré la bouche, avec sa figure juvénile et ronde, il avait l’air d’un enfant qui boudait. J’avais essayé de le moquer un peu, pour le distraire de sa morosité, mais je n’insistai pas, je devinai qu’il le prenait mal, et qu’il le prendrait encore plus mal si je poursuivais mes tentatives. Le soir venu je n’insistai pas plus et je me rendis au théâtre avec Friedrich et Carolina seulement. Le directeur de la troupe nous reconnut, nous fit signe et vint nous rejoindre à l’issue de la représentation. Il nous expliqua, pour s’excuser, qu’ils avaient dû partir en hâte, qu’ils avaient des engagements et qu’ils ne pouvaient se permettre d’être à nouveau retardés plusieurs jours. Il avait bien vu, forcément, que Heinrich n’était pas avec nous mais il ne fit pas mention de lui, sauf tout à la fin lorsque nous nous séparâmes après avoir partagé un carafon de vin blanc et qu’il nous demanda de lui transmettre son salut et ses respects. Nous ne rentrâmes pas tout de suite à l’hôtel, nous nous arrêtâmes dans une taverne pour assouvir une petite faim qui nous était venue, avec des saucisses fumées et de la bière et, histoire de fumer quelques pipes, nous allâmes encore, Friedrich et moi, nous promener sur les berges de la rivière de l’autre côté du pont. Aussi lorsque nous fûmes rendus tout le monde dormait et nous ne tardâmes pas à faire de même.
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Le lendemain nous fîmes rapport de notre soirée à Heinrich. La pièce, jugea Friedrich – c’était celle à laquelle nous avions assisté à notre arrivée dans le bourg alpin -, perdait de sa fraîcheur et de son charme à être donnée dans un espace fermé au lieu de la place d’un bourg alpin mais elle restait « regardable ». Comme Heinrich semblait ce matin de meilleure humeur, je me permis de l’entreprendre à nouveau avec mes remontrances: s’il voulait bien remiser sa rancune, n’y avait-il pas ici l’occasion de rattraper ce qui avait été manqué dans la montagne? « Rancune? » répartit Heinrich en me regardant avec un sourire « Je n’ai pas de rancune. Partir comme ils l’ont fait, sans nous saluer et sans nous prévenir, c’est une conduite assurément très indélicate et très répréhensible, et j’en ai été très irrité sur le coup. De là à nourrir une rancune… Non, la vérité est que la pièce n’était pas bonne. Et je l’ai brûlée en arrivant ici (je tiens à ta disposition tes partitions). Le sujet n’était pas bon et j’ai fait fausse route. »
Plus tard il m’expliqua: « Le sujet n’était pas bon. Le marchand de Brême avait raison: ce sont les figures mythologiques comme Ulysse qui peuvent avoir plusieurs vies et ainsi plusieurs morts mais depuis que le Christ est mort sur la croix les héros, les demi-dieux et les dieux de la fable antique ont disparu. Jésus, que les musulmans de l’Inde font vieillir et mourir auprès de Madeleine dans les montagnes du Cachemire, fut peut-être le dernier d’entre eux. Le Brêmois nous a bien raconté que Roland avait pu emprunter certains des traits d’une figure mythologique locale ou que cette dernière peut avoir reçu le nom de Roland mais on ne saurait identifier celui-ci avec celui-là. Et nous pouvons d’autant moins changer sa mort que c’est son évènement, à Roncevaux, qui nous a fait connaître son nom, un nom allemand et non pas basque. En quelque sorte, c’est sa mort qui nous l’a enfanté. D’ailleurs si les Ferrarais ont laissé par jeu leur fantaisie ajouter des myriades d’épisodes et d’aventures à une vie dont nous ne connaissons presque rien en hors les circonstances de sa mort, ils n’ont pas touché à celle-ci. Ces épisodes fantasques, on peut bien les modifier à plaisir comme font les montreurs de marionnettes, ce n’est que jeu et ça n’a pas d’importance mais sa mort est le point fixe où le héros s’attache à l’existence et si l’on touche à ce point, si on le déplace, alors la figure du héros devient comme une nuée que le vent disperse. Oui, depuis que Jésus est mort sur la croix, nous n’avons, qui que nous soyons, qu’une vie, qu’une seule mort signe, et sur laquelle nous serons jugés. C’est ce qui nous a été enseigné. » Il avait prononcé cette dernière phrase sur un ton très différent.