les messieurs

La nuit est tombée et ils sont là, les Européens, les messieurs, remontés du théâtre, un verre à la main sur la terrasse qui domine l’étroite baie, les structures portuaires et les lumières du centre au fond de la baie. Le théâtre est dessous, d’ailleurs, entre la colline et l’eau, près des bâtiments de la douane, un quartier étroit.

Sur la terrasse de la Résidence les hommes causent un verre de champagne à la main ou un « long drink », Old Fashioned ou Mai Tai. Un groupe d’hommes causent au bord de la terrasse, les femmes sont à l’intérieur ou sur la galerie devant le pavillon principal de la Résidence. Ils entourent, les hommes, le jeune officier de marine le plus récemment arrivé qui loue la beauté de l’actrice. Les hommes autour de lui sourient. Edward Bramley l’encourage: « N’est-ce pas qu’elle …? », « Et ses yeux, avez-vous remarqué ses…? », etc. Et ainsi relancé il continue ses louanges avec un enthousiasme grandissant. « Ma parole, on vous dirait attrapé, presque amoureux ! » Notre jeune ami rougit. À la périphérie du groupe on se détourne, on fait mine de s’intéresser au paysage pour cacher son hilarité mais Bramley dit: « Et bien, si m’en croyez, réfrénez vos élans parce que votre dulcinée est un homme! »

Notre ami regarde Bramley, abasourdi et indécis.

Qu’est-ce que cette incongruité? Une plaisanterie? Une provocation? Mais non, finit-il par dire. Les sourires autour d’eux se sont élargis et l’hilarité est plus franche. Notre jeune capitaine a rougi violemment et vexé, irrité et colère il balbutie et prend l’allure de celui qui pour défendre l’honneur de sa maîtresse se dispose à tirer l’épée pour en découdre. En guise d’estoc cependant il ne sait que décocher de bredouillantes protestations. « Impossible, ridicule. » On lui tape sur l’épaule pour le calmer et il se calme mais à ce moment, sir Charles qui est venu d’auprès des dames se joindre au groupe et qui a suivi la fin de ces échanges, passe la main sur son imposante moustache et de sa belle voix prononce: « C’est vous, Monsieur, qui avez raison! »

Sir Charles n’a pas eu besoin de s’approcher beaucoup: le cercle presque instantanément s’est reformé autour de lui. Que se passe-t-il?

« Votre actrice est bien une actrice, c’est-à-dire une femme. Elle a pris un nom et une identité d’homme pour contourner l’interdiction faite aux femmes de se produire sur scène. »

Le moins interloqué n’est pas Bramley qui proteste avec un sourire un peu forcé: « Voyons, sir Charles, nous l’avons vu il n’y a guère ici même en smoking.
– Un travesti, rétorque sir Charles.
Je vous aurais cru plus perspicace, Edward.
Vous avez vu une femme habillée en homme, c’est tout, un travesti, fort bien fait sans doute mais enfin, n’avez-vous pas trouvé que ce jeune homme était un peu trop joli, ses attaches un peu trop fines…? »

Se tournant vers notre ami: « Il y a bien d’autres scènes moins contrôlées, dans le vieux quartier du port mais les actrices y exercent surtout le plus vieux métier du monde. C’est d’ailleurs parce qu’autour du théâtre s’était développé un trafic de cette sorte, et qui touchait un milieu bien moins marginal que celui des marins, des dockers et des trafiquants que l’État a proscrit la présence féminine sur les scènes théâtrales, avec ce résultat moralement discutable que la prostitution masculine a remplacé aux marges du théâtre la prostitution féminine. Dans la capitale du moins, parce qu’ici où l’implantation du théâtre est plus récente et son public plus restreint, ce phénomène nous a été jusqu’ici épargné. »

Edward Bramley s’était reculé et les sourcils froncés, le front baissé, semblait chercher en lui-même la vérité de cette étonnante révélation. Parce que pour lui, et apparemment pour tout le monde qu’il fréquentait, cette petite société américano-européenne, il avait toujours été entendu que ce rôle de jeune première était tenu par un homme, très jeune et particulièrement gracieux mais dont l’appartenance au sexe mâle n’avait jamais été mise en doute, sauf par de nouveaux arrivés comme notre capitaine, et ça avait presque à chaque fois donné lieu à des plaisanteries et des scènes comme celle qui venait de se dérouler avant l’arrivée de sir Charles, lequel, quant à lui, n’avait jamais jusque là mis en cause ce fait, de la virilité des acteurs de personnages féminins, comme il venait de le faire.

« Au fait, continua sir Charles, si cela vous intéressait, il se trouve que je sais où habite cette jeune personne, et nous pourrions lui rendre visite, avec mister Bramley, qui pourra ainsi réviser son jugement. »