retour à la Pension Suisse

Je suis rentré à la pension et je me suis couché. Peu à peu les images que je m’étais faites se sont effacées devant celles qui s’étaient imprimées sur la surface de mes yeux. J’avais éteint la lampe mais la lune envoyait sa lumière blanche au milieu de la pièce. J’étais comme un homme ivre qui garde les yeux ouverts pour ne pas tomber dans le vertige de son ivresse: lorsque je fermais les yeux, je voyais le dos nu de la Franque et surtout ses fesses, la couleur rose de la chair de ses fesses. Ses épaules appelaient mes mains, tout son dos appelait le contact de ma poitrine et de mon ventre, des images de violence renaissaient alors, je prenais ses épaules dans mes mains, je tirais ce corps contre moi mais comme par une violence plus forte la simple image de ce dos nu dissolvait les images de viol et ce que je ressentais était si douloureux qu’il me fallait rouvrir les yeux et les reposer sur le désordre de ma table de travail. Ma table de travail que j’avais beaucoup négligée ces jours-ci, et le désordre de livres et de papiers, dans la lumière monochrome de la lune, faisait avec l’image de cette chair rose un mariage qui me semblait curieusement nécessaire et receler un sens mystérieux, le blason de ma vie dont je ne savais s’il était un verdict de damnation ou la formule cryptée du paradis.

En même temps que je me battais avec ces images ou plutôt que ces images menaient bataille en moi, comme avec un autre esprit, j’examinais ce qui s’était passé, j’examinais ma conduite durant cette journée et surtout durant l’après-midi, durant le moment de cette baignade. Arraché à moi-même par mon fantasme, j’avais été curieusement passif. N’attendait-elle pas de moi que je prenne de mes mains ses épaules? (Oh comme alors l’image de ces épaules me crucifiait !). Même une Franque, même une femme aussi étrange que celle-ci, est-ce sans une intention, peut-il être sans une intention qu’elle exhibe ainsi sa nudité? Mais son intention, si intention il y eut, elle n’en avait rien laissé paraître. Sans jamais s’arrêter, ce train de pensées là, se confondait peu à peu avec le combat des images et c’était lui qui me fermait les yeux et je voyais la chair rose de ses fesses, aussi – mais cela n’a été que tard, au bord du sommeil, le flamboiement au-dessus de sa fente lorsqu’elle s’est retournée.

J’ai fini par m’endormir.

Je me suis réveillé le lendemain au petit jour (je n’avais guère dormi que trois ou quatre heures) avec les mêmes images et puis assez vite les mêmes pensées. Sans cesser de m’obséder images et pensées avaient un peu perdu de leur virulence. Sans bien me rendre compte de ce que je faisais je me suis habillé avec soin mais ensuite, au lieu de sortir, je suis resté sur la chaise où je venais de m’asseoir pour lacer mes souliers. J’y suis resté immobile, les images m’avaient laissé mais les pensées, les raisonnements sur ma conduite et sur la sienne occupaient à un tel point mon esprit que rien d’autre n’existait. C’est en milieu de matinée que j’ai repris conscience de mon corps. Je me suis levé mais cette reprise de conscience ne m’a distrait que quelques secondes. J’ai fait quelques pas autour de la chaise, toujours occupé des mêmes pensées et envahi d’inconfort. Je me suis alors rassis, j’ai rapproché la chaise de ma table et j’ai commencé d’écrire mes pensées avec l’idée de m’en débarrasser.

J’écrivais lorsque la patronne de la pension est venue frapper à ma porte, dans l’après-midi. Elle avait remarqué mon absence au petit déjeuner puis que je n’étais pas descendu non plus pour le dîner. Je lui dis que j’étais un peu malade et que je ne sortirais pas de ma chambre. Comme elle me posait encore des questions, je la rassurai en tâchant de réfréner l’impatience qui, après le premier moment, où je m’étais senti surpris comme en faute, m’avait pris de son importunité. Elle finit par s’éloigner de derrière ma porte.

Elle est venue frapper à nouveau en début de soirée. Elle avait de la soupe. J’ai commencé par refuser puis, comme elle insistait, je me suis rendu compte que j’avais faim et je suis allé ouvrir la porte. La patronne m’a regardé un peu surprise et elle est entrée suivie de la servante qui portait un bol de soupe sur une grande assiette avec des morceaux carrés de pain blanc. Elle me dit : « Mais vous êtes tout habillé, comme pour sortir ! Vous avez même noué votre cravate! » J’ai baissé les yeux sur ma poitrine et j’ai dit que je m’étais préparé à sortir mais que j’y ai renoncé. Elle a mis d’autorité sa main sur mon front. Elle m’a trouvé un peu de fièvre. La servante avait fait de place sur la table pour y poser ma soupe. Je m’assis et elles me laissèrent. La soupe mangée, je ne me suis pas remis à écrire. D’écrire ne m’avait pas rendu les idées plus claires mais du moins m’avait écœuré des pensées qui m’obsédaient. Je me suis couché sur le lit tout habillé. Je me suis réveillé au milieu de la nuit, me suis alors déshabillé et j’ai dormi, assez mal, jusque bien après le lever du soleil.

Je suis resté trois jours sans sortir de ma chambre. J’ai repris le travail interrompu et j’ai mis toutes mes préoccupations de côté. La patronne, qui était revenue voir si j’allais mieux, me faisait venir mes repas dans la chambre par la servante et je n’ai pratiquement pas bougé de ma table de travail. J’avais une vingtaine de pages de traduction à faire. Le quatrième jour je les ai soigneusement recopiées, je les ai mises dans une enveloppe. Je me sentais frais et libéré de mes obsessions. La promenade au bassin des morts me semblait très loin et son souvenir délivré de toute menace. Je me suis habillé et je suis sorti porter ma grosse enveloppe au bureau de postes de la gare. Lorsque ça a été fait. je suis resté debout dans le hall de la gare plein d’indécision. J’avais le désir de revoir la Franque et mon cœur s’était mis à battre à cette idée. J’ai marché à grandes enjambées dans le hall, me suis à nouveau arrêté et je me suis résolu contre la crainte que j’avais à le faire. A grands pas toujours et sans ralentir j’ai traversé la ville jusqu’au Winter Palace. A la réception on m’a dit qu’elle avait quitté Louqsor depuis deux jours.

J’ai marché jusqu’au bord du Nil et j’ai longé le fleuve. Je me suis assis sur la murette qui par endroits borde la promenade. Elle n’avait laissé d’adresse qu’une poste restante au Caire. Un moment j’ai pensé monter au Caire et surveiller la poste restante. Et puis je me suis dit qu’elle avait certainement dû envoyer une malle et que cette malle porterait son adresse, que j’aurais dû poser la question à la réception. Elle était partie il y a deux jours, elle était encore quelque part en Égypte. Elle était partie brusquement. Je me souvenais d’un carnet relié de cuir où elle écrivait parfois – et je me maudissais de ne l’avoir pas regardé, de n’y avoir pas lu, d’avoir été trop prudent ou trop respectueux. Je voyais le carnet, le hall de la gare, je voyais le réceptionniste de l’hôtel Palais d’Hiver, la malle, ses fermetures de cuir et de métal jaune, je la voyais, elle, le visage protégé par une voilette, sur un quai, avancer prestement au milieu d’une foule de têtes noires. Je voyais tout ça mais mes yeux ne regardaient que l’eau du fleuve couler à travers l’ombre des branches des sycomores qui poussent là, au-dessus du fleuve. Je me suis dit que j’allais manger des brochettes (le soleil était haut). Après quelques pas je me suis approché d’un marchand et l’odeur m’a fait fuir. J’ai allumé une cigarette et j’ai continué. Et puis, lorsque je suis arrivé au niveau des quartiers populaires, passé le temple vers le nord, j’ai entendu le son d’une procession. Il y avait des tambourins et des clarinettes en tête, c’était un enterrement. Je l’ai suivi. Et le soir je me suis retrouvé comme ça dans une grande pièce au milieu d’hommes habillés de noir qui ne m’ont pas demandé ce que je faisais là, qui m’ont fait passer la cigarette de haschisch qu’ils se partageaient.