T5

C’est en retournant à la base que, traversant le sous-bois qui couvre le levant de la colline qui la domine, j’ai remarqué des excroissances sur plusieurs jeunes arbres. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de chenilles: les plants des avocatiers semblaient couverts de grosses chenilles gluantes jaunes et roses. Je me suis approché et j’ai vu qu’il ne s’agissait pas de chenilles mais que c’étaient les feuilles elles-mêmes qui étaient ainsi déformées. Arrivé à la base, je suis tout de suite allé au service botanique pour informer de ce que j’avais vu mais tout le monde était déjà au courant. Ces sortes de nouvelles vont très vite. Et nous savions ce que ça signifiait. Le service botanique, bien sûr, étudierait cette nouvelle maladie et y chercherait une parade mais personne ne se faisait beaucoup d’illusion et les préparatifs du départ étaient déjà ordonnés. Officiellement pour parer à toute éventualité mais nous regardions le ciel et nous nous disions que les années sombres, les années d’errance et de confinement allaient recommencer.

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sur la berge

L’homme allait jusqu’au fleuve, vers le soir. Il s’asseyait près de la berge. Et lorsqu’un bateau à aubes passait, il lançait son chapeau blanc vers le ciel et jetait un cri. Alors il était seul au monde. Oui vraiment, seul au monde. Tout ça lui appartenait. Les gens sur le bateau l’entendaient car le cri avait glissé jusqu’à eux sur les flots lisses, comme porté par eux, et ils voyaient mal la petite silhouette blanche là-bas, debout sur la rive, noyée dans le contre-jour. Et plus haut sur le chemin les hommes à la peau sombre qui marchaient dans de grandes robes le regardaient gesticuler. Et lorsqu’en se retournant il croisait le regard de l’un d’eux il envoyait à tout le groupe un large sourire.

Okiku (1. les messieurs)

La nuit est tombée et ils sont là, les Européens, les messieurs, remontés du théâtre, un verre à la main sur la terrasse qui domine l’étroite baie, les structures portuaires et les lumières du centre au fond de la baie. Le théâtre est dessous, d’ailleurs, entre la colline et l’eau, près des bâtiments de la douane, un quartier étroit.

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Lima

Tu vins d’abord dans la capitale, la ville sur les plateaux. On m’a raconté que tu l’as surpris avec une indienne dans son lit, et qu’il a été embarrassé et mécontent, très mécontent de cette surprise que tu lui faisais, de venir sans t’être annoncée, pour quoi? pour lui dire que tu étais enceinte, que tu portais son enfant? Ou bien cet enfant l’avez-vous fait alors? L’indienne, qui était en fait une étudiante mais tu ne l’as pas su tout de suite, qui travaillait sur le même chantier, l’indienne s’est éclipsée et finalement il t’a ouvert son lit, son lit encore chaud, me suis-je dit, où il y avait encore l’odeur douce de l’étudiante. Il est vite retourné sur le chantier dans la montagne (où il retrouverait sans doute son étudiante) en te laissant l’appartement pour quelques jours avant qu’à ton tour tu montes vers le chantier, où tu n’es pas restée très longtemps: assez vite tu as compris, malgré tout, que tu n’avais pas grand chose à faire là. Tu as essayé d’aider un peu, toi aussi tu étais une archéologue apprentie, tu as aidé à brosser les fragments d’os, des trucs comme ça, les gens n’étaient pas méchants, ils étaient plutôt gentils, l’étudiante indienne aussi, particulièrement, elle est restée avec toi sur le chantier, t’expliquait des choses, mais lui visiblement était mécontent, importuné de ta présence, c’est à peine s’il t’adressait la parole. Tu as fini, après deux ou trois jours, par ne plus venir sur le chantier, tu restais dans le petit bourg près du lac, encore deux ou trois jours, tu lisais, tu te promenais un peu, tu parlais un peu avec les gens mais tu t’ennuyais et tu as décidé de retourner dans la capitale. Le dernier soir il s’est montré plus gentil, il a dit que l’appartement était à ta disposition. Et voilà tu as passé plusieurs semaines dans la capitale. Il avait un petit réseau qui t’a accueilli volontiers, l’attaché culturel, des collègues péruviens, tu as rencontré le grand écrivain et il y a eu entre vous comme l’ébauche d’une idylle. Il faut dire que tu étais très jolie, n’est-ce pas, et jeune, jeune et jolie, avec la frange qui balayait tes yeux et tes petits seins hauts et ronds. Et puis cette chose étrange en toi qui faisait ricaner les cyniques sans t’ébranler. Il descendait régulièrement du chantier et passait plusieurs jours avec toi. Et un peu vers la fin de ton séjour il a pris une semaine de vacances, il a emprunté la voiture de l’ambassade et vous avez visité le pays.

Moros y cristianos

Nous étions en train de manger en silence, on nous avait servi une écuelle de riz et de haricots rouge mélangés d’un peu de viande. Un ragoût pimenté. Et il y avait ces hommes basanés, assis un peu plus loin près du bar. Des indiens ou des mestizos, c’est l’un d’eux, à la peau plus claire, qui a haussé la voix, feignant d’abord de ne s’adresser qu’à ses compagnons. Comme elle a la peau blanche cette pelirroja (en réalité elle n’était pas rousse, elle était blonde mais ses cheveux avaient les reflets roux de ce qu’on appelle le blond vénitien, comme la Flora du Titien).

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Mémoire, Istanbul (sous la Süleymaniye)

Des villes, je les porte en moi comme des dessins, des maquettes, réductions ou algorithmes, prêtes à s’ouvrir sous mon regard aveugle, mon aveugle regard vers le dedans, vers ce grenier de ma mémoire où il avance comme dans le faisceau étroit d’une lampe torche parce qu’il n’y a jamais été installé d’électricité. Villes qui sont là, dans le grenier obscur de ma mémoire, en attente de lumière, lumière du souvenir et de l’effort.

C’est presque rien d’abord, une rue qui monte du quartier du port vers le sommet de la colline où trône° la mosquée de Soliman. Et de là la rue descend (oui je la descend à présent) longe d’abord les murs de pierres grises bien coupées qui enferment telles ou telles dépendances de la mosquée et puis des magasins, des magasins et des entrepôts, parce que la rue passe en dessous du Grand Marché, et sur la pente se suivent et se croisent les touristes en couleurs vives et cuisses nues et les chariots traînés par les manœuvres (vêtus de gris, à la peau sombre). Et comme elle descend, la rue se fait plus sombre parce que les immeubles autour se font plus hauts, des bureaux gris, et des motos montent et descendent, et des rues transversales, la mosquée souveraine n’est plus qu’un souvenir, qu’une idée qui domine encore le quartier mais comme concurrencée par ce qu’on anticipe de la mer, une odeur, les cris des goélands, une fraîcheur, une humidité salée encore vague, et une couleur bleue qui vient colorer doucement l’ombre, le bruit du trafic, l’odeur des échappements.

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Iquitos (le docteur Finch)

Le docteur Finch n’était pas quelqu’un de vraiment sympathique, quand on y réfléchissait. Ça n’apparaissait pas tout de suite, sinon par un air un peu de biais. Il ne se livrait pas tout de suite. On lui trouvait juste, d’abord, un air un peu de biais, un demi sourire, la bouche oblique, et puis le cou toujours un peu rentré dans les épaules. Il venait chez la Française avec sa mallette. Il disait: J’ai tout ce qu’il faut là-dedans, tapotait sa mallette. Il venait tous les jours prendre des nouvelles et une fois par semaine faisait l’inspection complète des filles. Torve, il faudrait que je vérifie le sens exact du mot, mais c’est celui qui me vient à l’esprit: il avait un air torve. Il m’a d’abord considéré comme ça, d’un air torve, même pas son demi-sourire oblique, m’a considéré d’en-dessous, méfiant comme un chien battu, je dirais. Lire la suite