Tundla junction – 15 mars 1996
Le cyclo-pousse avait voulu que nous repassions par l’échoppe de son « boss ». Il m’avait raconté une histoire un peu compliquée, comme souvent ici, mais je soupçonnais qu’il venait toucher sa commission (la veille, j’avais acheté là des bijoux en argent, deux bracelets de cheville et une bague). J’étais irrité mais j’ai fait contre mauvaise fortune bon coeur. Je suis resté assis dans le ricksha avec mon sac Adidas entre les pieds. Il était six heures et quart et mon train partait de Tundla vers minuit.
Mon train pour Allahabad partait de Tundla, Tundla junction. Le Lonely Planet ne dit rien de cette gare. Tundla est assez loin d’Agra, à l’est, une vingtaine de kilomètres ou un peu plus. Il faut donc prendre un bus d’abord, qui part du Vijli bus stand, une station au sud de la vieille ville. J’ai regardé les murs du Fort Rouge, tandis que nous les longions, avec un peu de regret: je ne l’aurai pas visité, je n’aurai rien vu de la vieille ville d’Agra. Mais je suis contraint par le programme que je me suis fixé à Delhi, matérialisé par la liasse de billets de train que le sikh de Bhikaji Cama Place m’a fait établir et je ne peux pas changer le rythme de mes étapes.
La station de bus est dans un quartier populaire, plein d’un désordre de bus de toutes sortes, entouré de murs, et presque sans signalisation. J’ai fait un tour du côté des bus au départ et de ceux qui étaient les plus proches de l’entrée de la station, et je me suis rendu compte qu’il ne serait pas facile de trouver mon bus pour Tundla. Il y avait bien un petit stand d’information près du portail mais il était fermé et à en juger par son apparence il ne devait pas ouvrir souvent. Debout dos au guichet clos, un peu sur le côté, toute droite et pâle, se tenait une Japonaise qui semblait perdue. Elle avait entre les mains un gros livre, un indicateur des chemins de fer indiens, en japonais. Je lui ai demandé où elle allait.
Autour de nous, dans toute la station (et la station était pleine de monde, de gens et de paquets, qui montaient et descendaient des bus, qui étaient déchargés, amarrés sur le toit, ou qui attendaient ou qui comme moi cherchaient leur bus), il n’y avait que des Indiens. La jeune fille ne parlait pas bien anglais. Elle me dit qu’elle allait à Bénarès, qu’on l’y attendait, je n’ai pas compris s’il s’agissait d’amis ou de son ami, qu’elle devait retrouver là-bas. Elle n’avait pas de billet et elle voulait prendre le Brahmaputra Mail à 22:30. Elle m’a montré, dans son indicateur japonais, l’horaire de son train. Je me suis rendu compte qu’elle était perdue, un peu paniquée, même si elle ne le laissait pas trop paraître, au ton de sa voix, au petit tremblement, à la façon dont elle me répondait: lorsque je m’étais adressé à elle, je l’avais vu surmonter une réticence à me répondre. Avec ma barbe ample et hirsute, mon long nez et le mouchoir rouge que je portais autour du cou pour me protéger des courants d’air (et je devais porter sur mon crâne dégarni la calotte bariolée qu’E. m’avait dénichée à Goa), j’avais quelque chose du brigand de conte bouddhiste. Elle était toute jeune et plutôt jolie, ses vêtements clairs étaient impeccablement propres mais un peu de désordre dans ses cheveux, autour de son front, attestait qu’elle avait eu du travail déjà à venir jusqu’ici. Un gros sac bordeaux, qui semblait lourd, était posé contre ses jambes. Je lui ai demandé de surveiller mon sac, que je posai contre le sien, pendant que j’allais aux informations.
Tout à coup je ne sais plus. Que s’est-il passé entre le moment où je suis revenu vers la jeune fille avec mes renseignements et celui où je l’ai vue assise dans l’autre bus, celui dont on m’a dit qu’il partirait plus tard. Il a bien fallu que nous partions chacun de son côté. Quel renseignement lui avais-je donné?
Voilà maintenant d’autres morceaux qui reviennent. Le bus, la nuit…