le bar sur la plage

Le bar est tout de suite derrière la plage, sur une terrasse de béton. Sur les côtés la terrasse s’efface et les rues du village imperceptiblement commencent par là. Des cannes sèches et foulées, des emballages de confiserie qui ont pris un peu de la couleur du sable. De chaque côté de la plage partent des quais de bois et les bateaux sont rangés contre ces quais.

« Il n’y a pas de travail ici. » m’a d’abord dit le patron du bar. « Et la vie est chère. A votre place, je ne resterais pas ici à voir fondre mon argent. J’en dépenserais tout de suite ce qu’il faut pour regagner le continent. » J’ai réfléchi et je lui ai dit : « Non, cette île me plaît et j’aimerais y rester quelques temps. Ensuite je m’engagerai sur un bateau et je regagnerai le continent comme ça. » Il a haussé les épaules. Il s’était bien rendu compte de ce que je n’avais pas des masses d’argent. « Vous allez avoir du mal. » m’a-t-il dit et nous n’en avons plus parlé jusqu’à ce que je lui amène une affichette que j’avais confectionnée. Et j’ai eu du travail pour plusieurs mois.

Dans les premiers temps j’étais au bar de la Marine tous les jours. Je m’asseyais à une table avec mon carnet et j’écoutais, je parlais, un peu, généralement lorsqu’on m’adressait la parole. En arrivant après m’être assis, je sortais mon carnet de ma veste et mon stylo et je les posais sur la table, le carnet bien à plat, évidemment, et le stylo à côté de lui, dans son capuchon doré. J’écrivais ou je n’écrivais pas mais je voulais avoir le carnet à disposition.

Si je voulais écrire je l’ouvrais, j’ôtais le capuchon du stylo au-dessus du carnet et j’écrivais. Tout cela était net, encourageant, propre. Le carnet s’ouvrait bien à plat, l’encre du stylo bleue et mon écriture nerveuse, rapide et régulière.

Si je m’interrompais provisoirement, soit qu’une conversation me mobilisât, soit qu’une consommation que j’avais commandée arrivât au moment où je désirais un peu de suspens, alors je recapuchonnais le stylo et je le plaçait dans les pages du carnet à l’endroit où je venais d’écrire. Et j’écartais le carnet en oblique comme pour le mettre sous mon coude.

Si j’arrêtais d’écrire, je refermais le carnet et je posais le stylo parallèlement à côté de lui. Je ne voulais pas qu’une envie d’écrire me fisse chercher le carnet dans une poche, le stylo dans une autre. Je voulais éviter à ce que j’avais à écrire cette cérémonie-là.

C’était tout au début, à mon arrivée sur l’île. J’écoutais, je regardais beaucoup et j’avais une riche vie intérieure.

Je mettais le carnet et le stylo dans ma veste lorsqu’on s’asseyait à ma table – mais ça n’arrivait pas souvent. Lorsque j’allais pisser, je n’empochais que mon stylo. Dans une poche de mon pantalon et je l’en ressortais dès que je m’étais rassis à ma place. Il m’aurait été très ennuyeux, douloureux, de perdre mon stylo. J’avais eu beaucoup de mal à le trouver et il me convenait plus qu’aucun autre.

Voilà comment je vivais au début de mon séjour dans l’île. Ensuite, lorsque j’ai travaillé, tout a changé.

Je me suis mis à rencontrer des gens. Vraiment rencontrer des gens. Les gens que je rencontrais dans le bar étaient pour moi comme des fantômes. Ceux qui venaient en bateau finissaient par repartir et les autres, les permanents, étaient comme des fantômes, parce que je ne les voyais que dans l’obscurité. Sans doute pour la plupart, ils ne passaient pas tout leur temps là mais leurs heures n’étaient pas les miennes et il n’arrivait jamais, il n’est jamais arrivé avant que je commence à travailler, de les rencontrer hors de l’obscurité du bar.

Ceux que je rencontrais sous le soleil, parce qu’il m’arrivait souvent de sortir sur la plage pour m’asseoir dans le sable et regarder les crabes ou les bateaux, ou de marcher sur les quais, pour entendre le son de mes pas au-dessus de l’eau de mer, c’étaient ceux dont j’avais vu s’amarrer le bateau. Et ceux-là ne restaient pas longtemps.

Il y en eut un comme ça, qui me ressemblait beaucoup.